«Trop tard, trop tard,» pensa-t-elle avec un sourire. Elle resta longtemps ainsi, immobile, les yeux ouverts et croyant les sentir briller dans l’obscurité.
X
À partir de cette soirée, une vie nouvelle commença pour Alexis Alexandrovitch et sa femme. Rien de particulier en apparence: Anna continuait à aller dans le monde, surtout chez la princesse Betsy, et à rencontrer Wronsky partout; Alexis Alexandrovitch s’en apercevait sans pouvoir l’empêcher. À chacune de ses tentatives d’explication, elle opposait un étonnement rieur absolument impénétrable.
Rien n’était changé extérieurement, mais leurs rapports l’étaient du tout au tout. Alexis Alexandrovitch, si fort quand il s’agissait des affaires de l’État, se sentait ici impuissant. Il attendait le coup final, tête baissée et résigné comme un bœuf à l’abattoir. Lorsque ces pensées lui revenaient, il se disait qu’il fallait essayer encore une fois ce que la bonté, la tendresse, le raisonnement pourraient pour sauver Anna et la ramener; chaque jour il se proposait de lui parler; mais, aussitôt qu’il tentait de le faire, le même esprit de mal et de mensonge qui la possédait s’emparait également de lui, et il parlait autrement qu’il n’aurait voulu le faire. Involontairement il reprenait un ton de persiflage et semblait se moquer de ceux qui auraient parlé comme lui. Ce n’était pas sur ce ton-là que les choses qu’il avait à dire pouvaient être exprimées…
XI
Ce qui pour Wronsky avait été pendant près d’un an le but unique et suprême de la vie, pour Anna un rêve de bonheur, d’autant plus enchanteur qu’il lui paraissait invraisemblable et terrible, s’était réalisé. Pâle et tremblant, il était debout près d’elle, et la suppliait de se calmer sans savoir comment et pourquoi.
«Anna, Anna! Disait-il d’une voix émue, Anna, au nom du ciel!» Mais plus il élevait la voix, plus elle baissait la tête. Cette tête jadis si fière et si gaie, maintenant si humiliée! Elle l’aurait abaissée jusqu’à terre, du divan où elle était assise, et serait tombée sur le tapis s’il ne l’avait soutenue.
«Mon Dieu, pardonne-moi!» sanglotait-elle en lui serrant la main contre sa poitrine.
Elle se trouvait si criminelle et si coupable qu’il ne lui restait plus qu’à s’humilier et à demander grâce, et c’était de lui qu’elle implorait son pardon, n’ayant plus que lui au monde. En le regardant, son abaissement lui apparaissait d’une façon si palpable qu’elle ne pouvait prononcer d’autre parole. Quant à lui, il se sentait pareil à un assassin devant le corps inanimé de sa victime. Le corps immolé par eux, c’était leur amour, la première phase de leur amour. Il y avait quelque chose de terrible et d’odieux au souvenir de ce qu’ils avaient payé du prix de leur honte.
Le sentiment de la déchéance morale qui écrasait Anna s’empara de Wronsky. Mais, quelle que soit l’horreur du meurtrier devant le cadavre de sa victime, il faut le cacher et profiter au moins du crime commis. Et tel que le coupable qui se jette sur le cadavre avec rage, et l’entraîne pour le mettre en pièces, lui, il couvrait de baisers la tête et les épaules de son amie. Elle lui tenait la main et ne bougeait pas; oui, ces baisers, elle les avait achetés au prix de son honneur, et cette main qui lui appartenait pour toujours était celle de son complice: elle souleva cette main et la baisa. Wronsky tomba à ses genoux, cherchant à voir ce visage qu’elle cachait sans vouloir parler. Enfin elle se leva avec effort et le repoussa:
«Tout est fini; il ne me reste plus que toi, ne l’oublie pas.
– Comment oublierai-je ce qui fait ma vie! Pour un instant de ce bonheur…
– Quel bonheur! S’écria-t-elle avec un sentiment de dégoût et de terreur si profond, qu’elle lui communiqua cette terreur. Au nom du ciel, pas un mot, pas un mot de plus!»
Elle se leva vivement et s’éloigna de lui.
«Pas un mot de plus!» répétait-elle avec une morne expression de désespoir qui le frappa étrangement, et elle sortit.
Au début de cette vie nouvelle, Anna sentait l’impossibilité d’exprimer la honte, la frayeur, la joie qu’elle éprouvait; plutôt que de rendre sa pensée par des paroles insuffisantes ou banales, elle préférait se taire. Plus tard, les mots propres à définir la complexité de ses sentiments ne lui vinrent pas davantage, ses pensées mêmes ne traduisaient pas les impressions de son âme. «Non, disait-elle, je ne puis réfléchir à tout cela maintenant: plus tard, quand je serai plus calme.» Mais ce calme de l’esprit ne se produisait pas; chaque fois que l’idée lui revenait de ce qui avait eu lieu, de ce qui arriverait encore, de ce qu’elle deviendrait, elle se sentait prise de peur et repoussait ces pensées.
«Plus tard, plus tard, répétait-elle, quand je serai plus calme.»
En revanche, quand pendant son sommeil elle perdait tout empire sur ses réflexions, sa situation lui apparaissait dans son affreuse réalité; presque chaque nuit elle faisait le même rêve. Elle rêvait que tous deux étaient ses maris et se partageaient ses caresses. Alexis Alexandrovitch pleurait en lui baisant les mains et en disant: «Que nous sommes heureux maintenant.» Et Alexis Wronsky, lui aussi, était son mari. Elle s’étonnait d’avoir cru que ce fût impossible, riait en leur expliquant que tout allait se simplifier, et que tous deux désormais seraient contents et heureux. Mais ce rêve l’oppressait comme un cauchemar et elle se réveillait épouvantée.
XII
Dans les premiers temps qui suivirent son retour de Moscou, chaque fois qu’il arrivait à Levine de rougir et de tressaillir en se rappelant la honte du refus qu’il avait essuyé, il se disait: «C’est ainsi que je souffrais, et que je me croyais un homme perdu lorsque j’ai manqué mon examen de physique, puis lorsque j’ai compromis l’affaire de ma sœur qui m’avait été confiée. Et maintenant? Maintenant les années ont passé et je me rappelle ces désespoirs avec étonnement. Il en sera de même de ma douleur d’aujourd’hui: le temps passera et j’y deviendrai indifférent.»
Mais trois mois s’écoulèrent et l’indifférence ne venait pas, et comme aux premiers jours ce souvenir lui restait une souffrance. Ce qui le troublait, c’est qu’après avoir tant rêvé la vie de famille, s’y être cru si bien préparé, non seulement il ne s’était pas marié, mais il se trouvait plus loin que jamais du mariage. C’était d’une façon presque maladive qu’il sentait, comme tous ceux qui l’entouraient, qu’il n’est pas bon à l’homme de vivre seul. Il se rappelait qu’avant son départ pour Moscou il avait dit une fois à son vacher Nicolas, un paysan naïf avec lequel il causait volontiers: «Sais-tu, Nicolas? J’ai envie de me marier.» Sur quoi Nicolas avait aussitôt répondu sans hésitation: «Il y a longtemps que cela devrait être fait. Constantin Dmitritch.»
Et jamais il n’avait été si éloigné du mariage! C’est que la place était prise, et s’il lui arrivait de songer à quelque jeune fille de sa connaissance, il sentait l’impossibilité de remplacer Kitty dans son cœur; les souvenirs du passé le tourmentaient d’ailleurs encore. Il avait beau se dire qu’après tout il n’avait commis aucun crime, il rougissait de ces souvenirs à l’égal de ceux qui lui semblaient les plus honteux dans sa vie. Le sentiment de son humiliation, si peu grave qu’elle fût, pesait beaucoup plus sur sa conscience qu’aucune des mauvaises actions de son passé. C’était une blessure qui ne voulait pas se cicatriser.
Le temps et le travail firent cependant leur œuvre; les impressions pénibles furent peu à peu effacées par les événements importants (malgré leur apparence modeste) de la vie de campagne; chaque semaine emporta quelque chose du souvenir