Les invisibles de Paris. Gustave Aimard. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Gustave Aimard
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066328313
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leurs paisibles domiciles; et, naturellement, bourgeois, nobles et manants, en honnêtes passants, veulent passer par ce passage où la foule empêche de passer.

      Nous sommes tous ainsi faits! Pourquoi ne nous moquerions-nous pas un peu les uns des autres?

      En somme, à minuit sonnant, quelques masques honteux arrivent, se faufilent et cherchent à gagner l’entrée du bal sans qu’il survienne d’accident, l’un a son plumet gigantesque, l’autre a ses brodequins à la poulaine. Celui-ci, vêtu en mousquetaire Louis XIII, tâche de garantir une épée en bois à fourreau de cuir mal graissé ; celui-là tremble pour la jarretière d’un innocent bébé qui fait son premier pas dans le monde. La foule s’attendait à être intriguée, bousculée, disons le mot, engueulée par eux... Hélas! ils sont en caoutchouc; c’est elle qui se voit obligée de les tirailler, de les houspiller, de les engueuler, redisons le mot, puisque lui seul est de circonstance.

      Ceux-là sont passés. Qu’ils ne reviennent plus, c’est tout ce qu’on leur demande. Si ces malheureux-là se sont grisés avant de se mettre en route, ils ont eu soin d’entourer leurs flacons de crêpes de deuil.

      A d’autres! à d’autres!

      — Ohé ! les chicards! les flambards! par ici! La toile ou mes quat’sous! — «Ohé ! les petits agneaux! qu’est-ce qui casse les verres!» — Monsieur se mouche! — Zut en musique! — Ohé ! les pierrots! les polichinelles! les paillasses et les débardeurs! Par ici! par ici! — Va donc! Viens donc dans la rue Basse! — Oh! c’te balle! Bonjour, madame. — Lâche mon nez! — Cipal, on me pince! — Tiens, des double-six! — Je pose cinq et je retiens un! — Ohé ! les titis! les pierrettes! les rosières! les bacchantes!

      Les entendez-vous? Les avez-vous entendus? Non! eh bien! allez-y le premier soir de bal masqué, et vous les entendrez.

      Si les chanteurs changent, les chansons sont toujours les mêmes.

      Ceux-là représentent la gaieté française! Mort-diable! laissez-les passer. Leurs lazzis marqués au coin de l’esprit le plus fin se croisent dans l’air. Ce n’est qu’un feu roulant de rires avinés, de chants obscènes, de cris d’animaux; puis, désireux de joindre le geste à la parole, ceux-là que vous attendiez et que vous admirez, bons passants, bourgeois honnêtes que vous êtes, ceux-là vous écrasent les pieds, vous introduisent délicatement les coudes dans les hanches, vous lancent en plein visage un hoquet parfumé de vin bleu et vous bousculent férocement.

      Que si vous vous fâchez on se moque de vous.

      «Fallait pas qu’y aille!»

      Car telle est l’habitude du peuple le plus spirituel de la terre, ainsi que lui-même se qualifie modestement, il unit la raillerie de mauvais goût à la brutalité stupide, blaguant les hommes, insultant les femmes, et s’asseyant sur les enfants.

      Ah çà ! qui donc prétendait que le passage de l’Opéra est un lieu triste et d’un aspect funèbre?

      Voilà des gars qui sèment de la gaieté, de la meilleure, pour toute une année, y compris les six semaines de carême.

      Enfin, le théâtre ouvre ses portes!

      Les masques, les pékins en tenue de bal, les dominos de toutes couleurs se sont engouffrés dans l’immense vomitorium; la foule des badauds diminue, s’écoule, disparait et le passage redevient désert et silencieux.

      Seuls quelques pâles voyous le traversent de temps à autre pour vendre du feu à un noctambule attardé ; et quatre ou cinq décrotteurs faméliques attendent à l’entrée, l’arme, c’est-à-dire la brosse au bras, une victime à la chaussure maculée, qui ne se presse pas d’arriver.

      Or, la nuit dont nous parlons, la nuit du samedi au dimanche gras, une heure après l’ouverture du bal, deux groupes composés, l’un de trois dominos noirs de tournure masculine, l’autre de trois hommes en costume de ville. Quittaient le bal dans lequel ils étaient entrés depuis peu d’instants.

      Ils tournèrent à gauche, traversèrent la galerie du Baromètre, alors presque déserte, et débouchèrent sur le boulevard.

      Là, d’un commun accord, ils s’arrêtèrent silencieux, et les habits noirs à une certaine distance des dominos. Ces derniers portaient des masques, mais les éclairs menaçants de leurs yeux faisaient bien le pendant du frémissement qui agitait les lèvres d’un de leurs antagonistes.

      Nous disons antagonistes, car, sans l’ombre d’un doute, ces six personnages ne se trouvaient là, attendants et anxieux, ni pour se rendre à un joyeux souper, ni pour y chercher les éléments d’une orgie nocturne.

      Du reste, autant qu’on en pouvait juger par leur tenue et par leurs manières, ils semblaient tous appartenir au meilleur monde.

      Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles aucune parole ne fut échangée entre eux.

      Enfin, celui des habits noirs qui témoignait le plus d’impatience, n’y tenant plus, s’adressa à l’un de ses amis et lui dit d’une voix qu’il ne prit même pas la peine d’amortir:

      — Ce monsieur nous fait bien attendre: il ne reviendra pas. Nous en aurions eu plutôt fini en prenant des fiacres et en passant chez toi, Rioban; tu as tous les outils nécessaires.

      Rioban allait repondre, mais un des dominos, se détachant de son groupe et s’adressant à celui qui venait de parler:

      — Vous vous trompez, monsieur, dit-il, notre ami ne tardera pas. Et quant aux armes, soyez tranquille, vous trouverez là-bas toutes celles qui vous conviendront.

      — Le voici! s’écria un second domino, désignant deux voitures de remise qui au même instant s’arrêtaient en face d’eux.

      Un quatrième domino noir, assis auprès du cocher de la première voiture, descendit vivement, ouvrit la portière et offrit aux trois habits noirs de monter.

      Il y eut un moment d’hésitation.

      — Nous vous suivons, messieurs, fit en souriant l’un des hommes masqués.

      On monta.

      Les deux voitures se suivant de près roulèrent rapidement dans la direction de l’église de la Madeleine.

      Au bout de vingt minutes de marche on s’arrêta.

      Ils descendirent tous, moins le dernier venu, qui se contenta de remettre à l’un des siens une boîte à pistolets et deux paires d’épées contenues dans un large fourreau de serge verte.

      — Je reste, murmura-t-il à l’oreille du domino auquel il remettait ces armes; si les quatre premiers sont touchés, le cinquième viendra me chercher.

      — C’est convenu, mais espérons qu’on n’aura pas besoin de toi, lui répondit l’autre avec un demi-sourire.

      — On ne sait pas, tenez-vous bien... le bandit a un poignet de fer, et il tire comme un maître. Bonne chance!

      Les deux voitures s’étaient arrêtées au milieu d’un terrain vague encombré de pierres, de moëllons, de solives et d’outils de toutes sortes, dans le quartier Beaujon, que l’on commençait alors à construire.

      — Ici, nul ne nous troublera, fit le premier domino.

      — C’est tout ce que je demande, répondit celui des habits noirs qui semblait le plus intéressé dans cette affaire.

      Les six hommes s’enfoncèrent dans le dédale d’un hôtel en construction. Le dernier d’entre eux replaça derrière lui une planche que le premier avait enlevée pour pénétrer dans les décombres.

      On fit halte dans une cour d’une dizaine de mètres de largeur, à peu près débarrassée de gravois et de pierres.

      — Les armes? dit l’un des dominos.

      — Elles sont là. Le choix en appartient