Presque aussitôt, en réponse à son signal, le cri du hibou se fit entendre de nouveau, suivi du son de la trompe, qui parvint aux oreilles de l’inconnu plus fort et plus rapproché. Alors le singulier promeneur, se rejetant en arrière et s’abritant derrière le tronc d’un orme monstrueux, sortit un masque d’une poche de sa blouse, se l’appliqua sur le visage et attendit, sans qu’un seul battement de plus vînt précipiter son pouls dans ses veines.
Sans qu’il fût possible de s’en douter, ses mains, qui semblaient chercher la chaleur dans chacune des poches de son bourgeron, jouaient avec la crosse d’un pistolet.
Certes, au besoin, ces deux petits bijoux, modestes et cachés comme des violettes, n’auraient pas manqué de se mêler à la conversation qui allait se tenir.
La nuit était magnifique, le froid vif, l’atmosphère pure et transparente, et tout le paysage environnant semblait revêtu d’un caractère hoffmannesque, d’une couleur fantastique.
La présence de notre inconnu, deux notes rauques et mélancoliques, deux cris de hibou avaient suffi pour poétiser cette vallée qui, quelques heures auparavant, n’avait rien que de très-prosaïque. Le monsieur Jourdain de Molière n’aurait rien compris à ce changement.
Une légère brise passait à travers les branches des arbres; les ormes et les peupliers chuchotaient avec elle et se laissaient doucement agiter et caresser.
Le galop rapide d’un cheval rompit brusquement le silence de cette nuit solitaire.
Bientôt après, le cheval lui-même paru., descendant à toute bride la côte escarpée de Villejuif et se dirigeant vers Paris.
Arrivé à la hauteur ou plutôt en face de l’arbre derrière lequel l’homme à la blouse bleue s’était embusqué, l’animal s’arrêta brusquement, comme si ses sabots se fussent subitement trouvés soudés au sol.
Le cavalier qui le conduisait, masqué ainsi que son interlocuteur, demanda d’une voix basse, mais claire:
— Passez-vous?
— J’attends, lui fut-il répondu.
— Combien?
— Sept.
— Venant d’où ?
— De la lune.
— L’heure?
— Deux.
— Le maître?
— Est venu.
— Est-ce tout?
— C’est tout.
Le cheval repartit, comme emporté par une trombe, par un tourbillon. Pourtant l’ouvrier demeura immobile derrière l’arbre qui le dissimulait, tant que le galop du cheval fut perceptible.
Lorsque la route fut devenue paisible et sûre pour lui, il ôta son masque, retira ses mains de ses poches, ou plutôt de ses pistolets, et toussant doucement:
— La Cigale! fit-il.
— Me voici, capitaine, répondit une voix mâle et de fort calibre.
La porte d’une hutte de cantonnier placée à quelques pas de là s’ouvrit, un homme en sortit. Mais pour en sortir, il se vit obligé de se courber en deux, tant sa taille était haute et sa carrure athlétique.
Cela fait, il se redressa avec un soupir de satisfaction, et, se frottant joyeusement les mains, il arriva en présence de l’ouvrier qu’il venait d’appeler son capitaine. Là, portant la main à son bonnet qui affectait une forme militaire, il le salua, la main droite au front, et se tint immobile et silencieux.
— Tu peux paraître maintenant. Tout est fini.
La Cigale ne broncha pas.
L’homme qui répondait au nom de la Cigale était un grand gaillard d’au moins six pieds français, taillé à coups de hache, toujours gêné par la quantité d’air qu’il était forcé de déplacer, embarrassé de sa largeur et de sa longueur.
Mais, comme il arrive souvent, sous cette enveloppe gigantesque, redoutable, se cachait une âme presque enfantine, nous dirions timide, si le mot de timide chez un homme n’impliquait pas un peu l’idée de lâche.
Or, la Cigale et un lâche n’avaient jamais marché dans les mêmes espadrilles, depuis une quarantaine d’années qu’il existait. Sa physionomie intelligente et rusée, ses yeux gris et comme percés avec une vrille, ses cheveux et sa barbe fauves comme la crinière d’un lion; puis, brochant sur le tout, un teint bistré, couleur de brique, composaient un singulier ensemble.
Il y avait dans cette nature-là quelque chose qui vous attirait et vous repoussait à la fois.
Son costume, celui des débardeurs et déchargeurs des ports: bourgeron et pantalon gris, casquette sans visière, faisait admirablement ressortir la vigueur herculéenne d’un torse taillé d’après l’antique.
En somme, ce bon monsieur la Cigale était un petit camarade qu’il valait mieux avoir pour ami que pour ennemi.
L’ouvrier le laissa quelques instants dans son attitude de chien qui craint d’être fouetté par son maître, puis:
— Pourquoi es-tu venu ici, malgré mes ordres? lui demanda-t-il d’une voix sévère.
L’autre changea de position, baissa la tête, et ne trouva rien à répondre.
Une particularité dans ce pauvre mastodonte, c’est que, pour peu que la moindre émotion vînt le saisir, il était obligé de retourner sept fois sa langue dans sa bouche pour ne pas bégayer, ou tout au moins pour ne pas lâcher une bêtise, une énormité.
— Ne suis-je plus le maître auquel on obéit sans réfléchir, continua l’ouvrier sur le même ton, ou bien me prend-on pour un enfant qui ne saurait marcher sans lisières?
— Pardon... je... je... je croyais bien faire, murmura le pauvre diable d’une voix piteuse.
— Tu as eu tort. Tu m’as désobéi. La première fois que cela t’arrivera, je t’en avertis, toutes relations cesseront entre nous. Je ne te considérerai ni plus ni moins que mes autres... subordonnés.
— Oh! mon... mon capitaine!
— Ne m’appelle pas capitaine... Ici, je ne suis que Passe-Partout, ton camarade.
— Oh! mon cap...
— Encore!
— Je ne peux pourtant pas vous laisser risquer votre peau à tout bout de champ, sans m’en mêler, grommela-t-il comme un dogue qui se révolte.
— Quel danger courais-je, imbécile?
— Suffit, dit l’autre d’un air satisfait, vous m’appelez...
— Tu.
— Comment! Tu?
— Tutoie-moi.
— Je n’oserai jamais.
— Il le faut.
— Mais...
— Je le veux! s’écria l’ouvrier avec impatience.
— Bon!... Tu... tu... tu... m’as appelé imbécile, donc tu ne m’en veux plus, mon bon Passe-Partout.
— A la bonne heure!
— Après ça, vous... tu... vous avez bien le droit de faire ce qui vous convient... Ah! foi d’homme, tant pis! je peux bien vous traiter de «mon capitaine, » mais je ne pourrai jamais vous tutoyer comme un va-nu-pied.
— Au diable! fit Passe-Partout, parle-moi comme tu l’entendras, mais n’oublie jamais que je