C’est dans un tel contexte que j’ai été recruté à l’université de Dakar en novembre 1981, alors que le pays commençait à être soumis aux rigueurs des premiers programmes d’ajustement structurel. Avec leur mise en œuvre, l’outil de légitimation de la classe dirigeante, le Plan de développement économique et social va perdre une grande partie de son poids politique et symbolique. L’accentuation des contraintes de court terme et l’augmentation des besoins de financement vont reléguer la planification au second rang.
Après notre recrutement à l’université de Dakar, la question qui nous préoccupait était de savoir, malgré nos spécialités différentes, comment construire et défendre notre autonomie intellectuelle. Nous étions obsédés par cette question et animés par une certaine forme de nationalisme tout en nous éloignant des certitudes et illusions des groupes adossés au marxisme. La faculté des lettres et sciences humaines disposait d’une revue prestigieuse publiant des documents bien contrôlés sur le plan éditorial et imprimés avec soin en France. Une véritable vie intellectuelle animait l’espace universitaire. À l’époque, il était possible de mobiliser des collègues autour d’objectifs ambitieux, sans moyens financiers importants. Les capacités de recherche et d’innovation de notre pays n’étaient pas encore impactées négativement par la « consultance ». Nous avions une université digne de ce nom. Les collègues passaient beaucoup de temps à discuter dans les bureaux. Dans leurs travaux, ils ne se contentaient pas de cette tendance que déplore Jean aujourd’hui : publier des textes qui ne vont pas au-delà de l’accumulation de données empiriques. Ils tentaient d’innover conceptuellement et certains avaient l’ambition, peut-être démesurée, de mettre sur pied des « écoles » de pensée.
C’est dans ce contexte que Mamadou Diouf et moi-même avons lancé un programme de recherches dont l’objectif était de proposer une économie politique du Sénégal, à partir de nos propres perspectives analytiques. Lors du lancement de ces recherches, nous avions comme souci majeur d’influencer les orientations et l’écriture des études menées jusqu’alors sur notre pays et de produire des savoirs à visée universelle. C’est cette forme d’engagement politique qui a structuré et inspiré les travaux menés sous ma direction depuis la fin des années 1980. Dès cette époque particulièrement importante, Jean Copans était présent dans ma trajectoire intellectuelle. C’est grâce à sa collaboration que j’ai pu publier des contributions dans les Cahiers d’études africaines, Politique africaine et dans Travail, Capital et sociétés.
Des reconversions parallèles
Mes centres d’intérêt recoupaient alors ceux de Jean Copans. Après de premiers travaux sur la confrérie mouride, il a engagé des réflexions sur les classes ouvrières19. Dans ses notes manuscrites qu’il m’a fait parvenir en décembre 2019, il explique ainsi ce changement de perspective avec un peu plus de précision que dans certains articles :
La classe ouvrière dans la sociologie africaniste et du tiers-monde des années 1960-1980 est une grande inconnue d’autant que la mobilisation autour de cette catégorie sociale au sein de la sociologie française de cette même époque (en fait depuis le début des années 1950) produit fort peu de réverbérations tiers-mondistes. Les luttes de libération nationale sont paysannes et rurales (Indonésie, Algérie, Cuba, Afrique noire et Amérique latine) et ne semblent pas concerner le monde urbain industriel et ouvrier sauf pour des références symboliques pour rappeler à l’ordre des paysanistes trop militants et surtout dans les années 1960 ceux qui passent du côté maoïste. Bref, les sciences sociales françaises des années 1970 ignorent les classes ouvrières, mais historiens et praticiens historiens rappellent de temps à autre l’importance de certaines luttes ouvrières africaines passées. Ma reconversion si j’ose dire se dessine dans le tournant des années 1974-1975 dans mon commentaire d’un article de l’anthropologue britannique P. C. W. Gutkind. Je tiens à signaler que mon commentaire est similaire à celui du géographe Marc Vernière que j’ai rencontré fin 1965 à Abidjan et qui est également membre du CEAf. Malheureusement, Marc décède tout à fait accidentellement à la Toussaint 1976. Tout comme le sociologue urbanologue P. Mercier qui se suicide, un mois plus tard. L’air de rien, c’est tout un domaine celui des dynamiques sociales urbaines qui s’efface provisoirement, même si les études de ce genre vont prospérer grâce aux chercheurs de l’Orstom (voir les numéros 52 [1973] et 81-83 [1981] des Cahiers d’Études africaines). Il manque explicitement le lien objet anthropologique – engagement de l’anthropologue et luttes sociopolitiques des acteurs-objets des recherches. Cette sensibilisation va trouver à se concrétiser dès 1976 à la suite d’une sollicitation de Gutkind, qui du coup m’introduira dans le milieu des chercheurs anglo-saxons (y compris sud-africains) qui se consacrent à ce milieu plus lié aux mouvements syndicaux africains anglophones et même internationaux. C’est une véritable découverte et je vais passer quinze ans à faire connaître ces travaux, leurs débats, d’une part, et à me lancer moi-même sur ce genre de terrain au Sénégal à partir de 1980.
En ce qui me concerne, au milieu des années 1980, je concentre mes efforts de recherche sur la Compagnie sucrière sénégalaise, à Richard-Toll (Diop, 1987a, 1987b, 1990). Progressivement, je me suis éloigné des mourides pour m’intéresser aux conditions de l’industrialisation du pays et aux classes ouvrières. J’avais réalisé mes enquêtes de terrain avec mes deux étudiants de l’époque : Abdou Salam Fall20 et Samba Sy21. Mais contrairement à Jean qui reviendra plus tard sur le terrain mouride, je n’ai pas pu ou voulu poursuivre ou approfondir la réflexion sur une confrérie qui mobilisait désormais plusieurs jeunes chercheurs dont certains avaient d’ailleurs été formés par Jean.
Mes recherches sur la CSS ont recoupé les centres d’intérêt de Jean Copans. J’aurais pu me retrouver au sein de l’équipe que ce dernier mettait sur pied sur la Sonacos22 à Dakar et y jouer un rôle essentiel. Mais en 1987, de retour d’un séjour au Canada, j’ai eu des problèmes de santé qui ont mis un terme à ma carrière d’enseignant. J’ai ensuite été admis à l’Ifan tout en maintenant des liens avec mes collègues de la faculté des lettres, notamment Mamadou Diouf, Mohamed Mbodj et notre ami Amady Aly Dieng. Au moment où je passais ainsi de la confrérie mouride à la réflexion sur l’industrialisation du pays, Jean avait déjà « bifurqué » et commençait à se mouvoir dans un champ de réflexion bien différent de ceux de « son » village de Missirah et de ses figures familières comme celle de Serigne Mbacké Niorio. C’est là que démarre un autre cycle de réflexion : le champ politique africain :
Il est présent dès le début. Mais au fur et à mesure des années 1970, il devient plus présent. J’ai déjà expliqué ma rencontre mes discussions puis mes collaborations avec Jean-François Bayart. Le symbole peut être vu comme mon remplacement de Jean-François à la direction de la revue Politique africaine fondée en 1980 et démarrée en 1981, en 1983 comme second directeur de la Revue. Je n’y ferai que deux ans, car je pars au Kenya à l’automne 1985. Cela dit, je