Or, dans le Sénégal du début des années 1960, ce pilier du mode étatique de gouvernance des paysanneries, notamment arachidières, n’était pas bien connu, dans ses fonctionnements villageois. La « bibliothèque » les concernant avait une origine essentiellement coloniale concentrée avant tout sur ses dirigeants9. Jean Copans en a largement montré les limites. Les recherches menées au sein de l’université en formation ne s’intéressaient pas encore aux confréries religieuses. Les publications majeures signalées dans Le Livret de l’étudiant et L’Annuaire de l’université de Dakar n’en faisaient pas mention. Les thèses, mémoires de DES ou de maîtrise répertoriés dans l’Annuaire de l’université de Dakar jusqu’en 1972 ne prenaient pas en charge de telles questions10. En dehors des outils de publication de la Faculté de médecine, de la Faculté de sciences, de l’Ifan, la principale revue de l’université, Les Annales africaines, était dominée par les travaux des juristes. La revue de la faculté des lettres et sciences humaines a vu le jour en 1971. Les recherches menées dans cette faculté entre 1960 et 1970 dans le cadre des diplômes d’études supérieures, des thèses, des mémoires ne mentionnent que le travail de Dumont11 (1967) (dirigé par Vincent Monteil au département d’arabe en 1968, 1975). Les trois tables12 du Bulletin de l’Ifan qui couvrent les périodes 1939-1949, 1950-1959 et 1960-1978 mentionnent de rares sources relatives aux confréries avant mon papier publié dans cette revue (Diop, 1979).
Ce résumé succinct confirme la thèse de Jean Copans selon laquelle la bibliographie consacrée à la confrérie mouride était datée politiquement et idéologiquement. L’essentiel du corpus de connaissances (Charles Becker, Mamadou Diouf, 1988) relatif à cette organisation venait des agents chargés du suivi des affaires musulmanes de l’administration coloniale, même si de rares études se détachaient de ce lot, comme celles de Vincent Monteil et de Cheikh Tidiane Sy13. Mais Jean Copans en a aussi montré les limites (Copans, 1988).
C’est dans un tel environnement intellectuel que s’inscrit le premier travail de recherche d’ampleur de Jean Copans, arrivé au Sénégal en 1967 avec sa femme Michelle et leur bébé âgé de quelques semaines seulement, soutenu par les ressources modestes offertes par l’Orstom à ses boursiers. Âgé alors de 24 ans, son ambition était de préparer sa thèse sur les paysanneries mourides. Il s’installe à Missirah. Dans les notes manuscrites qu’il m’a données, il explique ainsi le début de ses recherches :
Ma première expérience initiatique (octobre-décembre 1965) se fait sous l’égide d’une société d’études dans la zone péri urbaine d’Abidjan. Il s’agit de faire de la recherche appliquée, mais de fait je mène mon terrain comme je l’entends et je rédige mon rapport sans contrôle et sans censure. Il s’agit de tracer le tableau d’une structure en mutation rapide (bien qu’ancienne d’une certaine façon). Comment cohabitent paysans autochtones et migrants d’origine nationale ou voltaïque dans une double ou triple conjoncture : attirance urbaine considérable, demande urbaine pour une agriculture vivrière et mise en place d’une économie agricole fondée sur des plantations « industrielles » : quels sont les conflits larvés entre tous ces acteurs dont le moindre n’est pas l’État ivoirien nouveau (à l’époque il a à peine 5 ans d’existence) truffé d’expatriés français ? Ce terrain va devenir pour les vingt ans à venir une des périodes de fixation de la recherche française en sciences sociales, mais je ne vais pas y contribuer puisque je vais aller au Sénégal examiner ce qui apparaît au prime abord des lectures comme une institution essentiellement religieuse et politique apparemment pas très ancienne, car datant de l’époque coloniale et de nature bien plus anthropologique que mon premier terrain péri-urbain abidjanais. La confrérie mouride va donc être mon premier terrain : celui d’un doctorat de troisième cycle (1969-1973).
La confrérie mouride était alors dirigée par Serigne Falilou Mbacké, une figure charismatique exceptionnelle qui a joué un rôle important dans la consolidation du régime de Senghor. Jean le remercie d’ailleurs dans les premières pages des Marabouts de l’arachide pour avoir permis à son équipe de tenter de tout savoir sur la confrérie. Le sens légendaire de l’humour de Serigne Falilou ne lui avait pas échappé. Au moment où Jean commençait ses travaux en zone mouride, Donal Cruise O’Brien venait de terminer ses recherches qui allaient déboucher sur des œuvres magistrales ayant marqué les sciences sociales ou politiques au Sénégal (Cruise O’Brien, 1971, 1975 ; Cruise O’Brien & Coulon, 1988).
Le travail de Jean Copans fut mené de façon interdisciplinaire, comme le mentionne l’introduction de Maintenance sociale (Copans, Couty, Roch & Rocheteau, 197214). Jean préparait alors sa thèse en sociologie. Jean Roch15 était chargé de recherche stagiaire. Guy Rocheteau et Philippe Couty avaient achevé leurs thèses de doctorat ès sciences économiques. Jean et ses collègues ont accentué la rupture d’avec les travaux des administrateurs coloniaux. Par la précision de ses observations empiriques, cette équipe a produit l’une des plus importantes références sur les mourides. Elle a documenté les changements au sein des paysanneries, notamment dans le bassin arachidier, à la suite du travail fondateur de Paul Pélissier (1966).
Dans le contexte politique et intellectuel de l’époque, ce travail s’est révélé hétérodoxe16 comme l’ont si bien montré Christian Coulon, Abdoulaye Bara Diop et Donal Cruise O’Brien dans le numéro 4 de Politique africaine. Donal Cruise O’Brien l’avait dit : « Voici une contribution utile à la compréhension sérieuse de la très incomprise confrérie mouride17. »
La recherche dans laquelle Jean était impliqué a marqué la mémoire de l’ORSTOM/IRD dans le domaine des sciences sociales et a eu une influence décisive sur mes propres travaux. Lors de la préparation de ma propre thèse de doctorat, ses principaux résultats m’ont