4. Les phrasèmes retenus par les collections existantes
Permettre à l’AP-LE de développer une compétence langagière véritablement opérationnelle nécessite non seulement de procéder en fonction de ses futurs besoins langagiers et communicatifs, mais également en fonction de ses capacités langagières. Aussi le choix des structures lexicogrammaticales mises à sa disposition doit se fonder sur ce qui est absolument nécessaire à la mise en œuvre des stratégies communicatives à sa portée au moment x et non pas sur les éventuelles expressions dont un locuteur natif « équivalent » disposerait. En outre, indépendamment du fait évoqué stipulant que la compétence du LNN ne peut en aucun cas se mesurer à la compétence d’un LN, une étude empirique sur fond de grand corpus de l’usage des EP fait à ce jour défaut.
On constate toutefois que les expressions idiomatiques recueillies dans les collections de phrasèmes et les dictionnaires spécialisés figurent très rarement dans les grands corpus écrits et notamment oraux. Siepmann & Bürgel (2019) démontrent, sur la base du vaste Corpus de Référence du Français Contemporain (CRFC) que les idiotismes sont négligeables d’un point de vue quantitatif. En revanche, les bigrammes du type un peu, parce que, par exemple, en plus, etc., sont très fréquents. On peut vraisemblablement dresser un constat identique pour l’anglais:
[…], a corpus search of the final total of 103 ‘core idioms’ was carried out in the British National Corpus (BNC). The search revealed that none of the 103 core idioms occurs frequently enough to merit inclusion in the 5,000 most frequent words of English (Grant 2005, 429).
Quant à nos propres recherches sur l’allemand, elles révèlent que l’emploi des expressions idiomatiques rassemblées dans les listes du type Phraseologisches Optimum ou Minimum est extrêmement limité dans les corpus oraux (cf. Schmale 2009). Serait-il logique de transmettre à des apprenants non-natifs des idiotismes auxquels les locuteurs natifs eux-mêmes ne font guère appel ?
Il s’impose de ce fait de déterminer tout d’abord les types d’EP à transmettre à l’AP-LE. Si on regarde les collections et répertoires d’expressions phraséologiques existants destinés aux LE, on a toutefois l’impression que les auteurs visent à transmettre au non-natif une compétence communicative proche de celle du locuteur natif capable de maitriser « idéalement » tout le lexique de sa langue maternelle. Aussi met-on l’accent sur l’apprentissage des expressions idiomatiques, sémantiquement celles sans aucun doute les plus riches, mais également les plus difficiles à manier adéquatement compte tenu des nombreuses connotations et conditions d’utilisation – de surcroît toujours encore insuffisamment décrites par les dictionnaires. Bardosi et al. (2003, 50) listent par exemple l’idiotisme « prendre/ramasser/remporter une veste (fam.) : subir un grave échec <surtout dans une compétition> », traduit en allemand par « keinen Erfolg haben ; mit etwas hereinfallen ; scheitern ; einen Reinfall erleben ; eine Schlappe einstecken » et donnent comme équivalent stylistique allemand « auf die Nase fallen (ugs.) ».20 Or on déplore le manque d’exemples illustratifs tout comme d’indications nécessaires pour qu’un non-natif puisse s’approprier avec succès un tel idiotisme. De plus, il n’est pas certain que l’équivalent allemand fourni soit vraiment adéquat. Une description exhaustive de toutes les caractéristiques de cet idiotisme s’imposerait en fonction des occurrences détectées au sein d’un grand corpus de communications en contexte naturel.
A l’instar de la collection d’idiotismes (assortie d’exercices d’application) de Bardosi et al. (2003) pour le français, plusieurs tentatives ont été effectuées afin de rassembler des répertoires d’EP du type « phraseologisches Optimum » (cf. Hallsteinsdottir et al. 2006, 133-136)21 pour l’allemand, regroupant les 143 expressions phraséologiques considérées comme les plus importantes pour l’AP-LE.22 Pour le français, on note les compilations d’idiotismes de Gonzalez Rey (2018), Galisson (1984 ou 1991), ou encore, pour l’anglais, celles du Cambridge International Dictionary of Idioms (McCarthy & Walter 1998). Toutefois, sans pouvoir mener ici une discussion approfondie quant à la méthodologie employée et la subséquente validité empirique des listes de phrasèmes proposées, il convient de soulever certains points qui mettent en doute leur pertinence générale dans le cadre de l’enseignement des langues étrangères :
Il n’est pas certain que des corpus de manifestations langagières en contexte naturel soient à l’origine des phrasèmes retenus, par conséquent, que les phrasèmes listés soient véritablement les plus fréquemment employés et, surtout, les plus utiles pour l’apprenant d’une LE. En effet, il est avéré que la sélection des locutions du Duden 11 (Dudenredaktion 2013) est intégralement fondée sur un énorme corpus écrit faisant toutefois abstraction de la langue orale, trop difficile à intégrer dans sa spécificité selon la responsable de la rédaction.23
De surcroît, si on a eu recours à des corpus, ces derniers, comme celui du Duden 11, sont le plus souvent d’ordre écrit, provenant de genres textuels particulièrement riches en phrasèmes tels les articles issus de la presse, les publicités ou les productions littéraires. On peut alors se demander si ce sont là des EP à la portée d’un AP-LE, même d’un niveau avancé. Ne faudrait-il pas plutôt – tout au moins à la même échelle que l’écrit – étudier des corpus oraux d’autant plus que les instructions officielles pour les LE stipulent une priorité de l’oral ? L’emploi langagier que ce soit aux niveaux syntaxique, lexical, textuel de la langue parlée, en particulier dialogique, diffère dans une large mesure de la langue écrite. Il en résulte que la recherche linguistique et didactique doive obligatoirement en tenir compte !
En outre, la majorité des phrasèmes retenus au sein des collections évoquées sont des expressions idiomatiques imagées alors que leur adéquation à la compétence du locuteur non-natif mérite réflexion ; nous y reviendrons.
5. EP indispensables à la compétence communicative du locuteur non-natif
Nous partons du constat que la compétence phraséologique du locuteur natif n’a à ce jour pas encore été évaluée de manière véritablement différenciée selon l’âge, le thème traité, le registre, la situation, etc. Indépendamment du fait que la compétence phraséologique de l’AP-LE ne pourrait en aucun cas s’inspirer de celle d’un locuteur natif compétent, nous ne disposons donc pas de données de comparaison pouvant servir à la détermination de types et de « tokens » de phrasèmes ou d’EP à transmettre à l’AP-LE. En se fondant sur les développements des sections 2, 3 et 4 de la présente contribution, on peut néanmoins affirmer l’importance de situer au centre de l’apprentissage d’une langue étrangère les types suivants : les formules de routine (5.1), les collocations (5.2) et les CONSTRUCTIONS (5.3) (y compris les phrasèmes structuraux).
5.1 Les formules de routine
Dès le début de l’apprentissage d’une LE, c'est-à-dire sans attendre un niveau intermédiaire (B1 ou B2) ou même avancé (C1 ou C2), il est indispensable de familiariser l’apprenant avec les formules de routine, les phrasèmes communicatifs, les pragmatèmes, vitaux à l’exécution de multiples actes de parole nécessaires et irremplaçables afin d’interagir de manière adéquate dans pratiquement toutes les situations de communication récurrentes. Ces formules de routine primordiales pour saluer, remercier, s’excuser, féliciter, se renseigner, etc., sont normalement des formules conventionnalisées et attendues (cf. Coulmas 1981 pour une nomenclature très développée des formules de routine). Ce dernier différencie les types