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Expressions préformées et apprentissage des langues étrangères
Günter Schmale (Lyon)
1. Introduction
Dans le domaine francophone, depuis longtemps, les affinités électives langagières1 sont reconnues depuis longtemps, dès l’évocation de groupes articulés par Bréal (1872), de séries phraséologiques ou de groupements usuels par Bally (1909a), d’agglutinations ou de locutions toutes faites par Saussure (1916), de locutions par Sèchehaye (1921) ou du phénomène du figement langagier par Frei (1929), développé dans sa Grammaire des fautes en tant que principe affectant les syntagmes frappés par la « brachysémie ou brièveté sémantique » (id., 109).
L’observation est confirmée par les études anglophones et germanophones : Paul (1880) souligne le rôle fondamental de la reproduction langagière pour la communication,2 Jespersen (1924) différencie les « free combinations » et les « formulae », Porzig (1934) évoque les « relations déterminantes de sens »,3 sans oublier les observations de Bloomfield (1933), Firth (1937) ou de Sapir (1921) relatives aux phénomènes de figement langagier.
Plus récemment, Bolinger (1976), par le biais de la jolie métaphore de construction d’un bâtiment à l’aide d’éléments préfabriqués, constate :
[...] our language does not expect us to build everything starting with lumber, nails, and blueprint, but provides us with an incredibly large number of prefabs, which have the magical property of persisting even when we knock some of them apart and put them together in unpredictable ways (Bolinger, 1976, 1).
Constatant un nombre toujours croissant d’études sur le figement langagier, François & Mejri (2006, 7) soulignent que toutes les disciplines, en linguistique comme en didactique, ont à ce jour découvert l’importance du phénomène :
L’importance du figement n’est plus à démontrer : toutes les théories linguistiques l’intègrent d’une manière ou d’une autre ; les différentes disciplines (syntaxe, sémantique, morphologie, phonologie, analyse du discours, etc.) en tiennent compte ; les diverses applications linguistiques lui réservent une place de plus en plus grande comme c’est le cas dans l’apprentissage des langues et la traduction.
Legallois & Gréa (2006, 5) vont même jusqu’à stipuler un « tournant phraséologique de la linguistique » qui culmine actuellement en une étude tous azimuts de structures lexicogrammaticales par la construction grammar (CxG).
Plus récemment, on observe un « tournant empirique » des recherches en phraséologie et, dans une acception élargie, des expressions préformées (= EP), qui se fondent sur des corpus de manifestations langagières en contexte naturel. Les recherches examinent, d’une part, d’un point de vue quantitatif, la fréquence d’utilisation des EP, et d’autre part, dans une perspective qualitative, les EP dans leurs environnements séquentiels afin d’élucider leurs fonctions communicatives ou conversationnelles.
Les travaux d’analyse menés dans une perspective quantitative, recensant un nombre d’expressions préfabriquées bien plus élevé qu’un locuteur convaincu de s’exprimer avec créativité voudrait bien admettre, constatent en effet un taux d’emploi élevé d’expressions préformées. Wray & Perkins (2000) constatent qu’une proportion allant jusqu’à 70 % de la production langagière d’un adulte peut être « formulaic » (Wray & Perkins 2000, 1-2), Erman & Warren (2000) trouvent 58 % d’expressions préformées dans la production orale et 52 % dans la production écrite dans leur corpus anglais, van Lancker-Sidtis & Rallon (2004) ont calculé que 25 % des « phrases » du scénario du film Some like it hot sont composées de « speech formulas, idioms, proverbs and other formulaic expressions ». Indépendamment d’une vérification indispensable des critères définitoires de la préformation au sein des études évoquées, insuffisamment différenciés et transparents d’après Donalies (2009, 29), le principe d’une présence significative d’EP dans le discours écrit et oral peut être considéré comme acquis. Toutefois, cette certitude ne dispense en aucune façon le chercheur d’une analyse fondée sur des corpus suffisamment larges en se basant sur des catégories distinctives d’EP dans l’objectif d’élucider les formes préfabriquées qui sont effectivement employées et de décrire leurs fonctions en contexte « naturally occurring ».
Charles Bally avait souligné dès 1909 l’impératif de l’apprentissage des « groupements phraséologiques » par le locuteur non-natif (= LNN) en quête d’un maniement compétent d’une langue :
L’étude des séries, et en général de tous les groupements phraséologiques, est très importante pour l’intelligence d’une langue étrangère. Inversement, l’emploi de séries incorrectes est un indice auquel on reconnaît qu’un étranger est peu avancé dans le maniement de la langue […] (Bally 1909, 73).4
Notamment sous l’impulsion de Kühn (1987) pour l’allemand, de Galisson (1984) pour le français et de Widdowson (1989) pour l’anglais, la didactique des langues étrangères s’est réveillée de sa « douce torpeur »5 depuis.6 Widdowson (1989) souligne que
[…] communicative competence is not a matter of knowing rules for the composition of sentences and being able to employ such rules to assemble expressions from scratch as and when occasion requires. It is much more a matter of knowing a stock of partially pre-assembled patterns, formulaic frameworks, and a kit of rules, so to speak, and being able to apply the rules to make whatever adjustments are necessary according to contextual demands (id., 135).
La recherche actuelle en didactique des langues, maternelles comme étrangères, constate unanimement que la maîtrise des expressions figées, phraséologiques, toutes faites ou, dans notre acception plus large, préformées, constitue un élément fondamental de la compétence communicative. Les avis sont cependant partagés ou encore insuffisamment différenciés, sans que cela justifierait de mettre face-à-face, de manière quelque peu caricaturale, « phraséophiles » et « phraséophobes » (Gonzalez Rey 2010, 3), pour ce qui est de ce qu’un apprenant doit apprendre ou, de préférence, acquérir,7 en tenant compte de tous les paramètres afférents à la didactisation des EP.
Aussi le présent article portera sur les aspects clés qui devraient se situer au cœur de toute considération phraséodidactique. Il s’agira dans un premier temps de délimiter précisément les catégories d’EP qui sous-tendront toute réflexion didactique ultérieure (section 2). Il s’ensuivra une présentation de la compétence phraséologique préconisée par la phraséodidactique (section 3). À la suite d’une esquisse de collections de phrasèmes pour l’apprentissage des LE (section 4), les EP indispensables à la constitution d’une compétence phraséologique en LE seront présentées sur la base de considérations (phraséo)didactiques (section 5). Les types d’EP réservés à la compétence passive de l’AP-LE seront introduits en section 6. En guise de conclusion, des propositions relatives aux supports et aux méthodes adéquats à l’apprentissage institutionnel