Ces paroles n'indiquaient rien de mauvais, l'inquiétude de madame Adeline se détendit.
—Quand l'année ternière, continua M. Eck, nous afons eu le chagrin de perdre mon peau-frère Debs, nous afons encore retrouvé M. Ateline. Fous safez ce qui s'est passé à ce moment et comment des gens se sont récusés pour ne pas lui faire des funérailles convenables; on tisait: «Quel besoin d'honorer ce chuif qui est fenu nous faire concurrence?» Toutes sortes de mauvais sentiments s'étaient élevés contre le chuif autant que contre le fabricant, et ceux-là mêmes qui auraient dû se mettre en avant se sont mis en arrière. M. Ateline était alors à Baris, retenu bar les travaux de la Chambre, et il bouvait très pien y rester s'il avait foulu. Mais, aferti de ce qui se passait ici,—peut-être même est-ce bar fous, matame?
—Il est vrai que je lui ai écrit.
M. Eck se leva et avec une émotion grave il salua respectueusement:
—J'aime à safoir, comme je m'en toutais, que c'est fous. Enfin, aferti, il a quitté Baris et sur cette tombe, lui député, il n'a pas craint de tire ce qu'il pensait d'un honnête homme qui avait apporté ici une industrie faisant vivre blus de mille personnes, dans une ville où il y a tant de misère. Et pour cela il a trouvé des paroles qui retentissent toujours dans notre coeur, le mien et celui de tous les membres de notre famille.
Il fit une pause, ému bien manifestement par ces souvenirs; puis reprenant:
—Ne fous temantez pas, matame pourquoi je rappelle cela; fous allez le savoir; c'est pour fous le tire que je bous ai demandé ce moment d'entretien bartigulier. Après ces exbligations, fous gomprenez quelle estime nous avons pour M. Ateline et tans quels termes nous barlons de lui: ma mère, ma soeur, ma femme, mes fils, mes nefeux et moi-même; il n'est bersonne à Elpeuf pour qui nous avons autant d'estime et, permettez-moi le mot, autant d'amitié. Ce qui vous touche nous intéresse et pien souvent nous nous sommes réchouis en apprenant une ponne affaire pour fous, comme nous nous sommes affligés en en apprenant une mauvaise:—ainsi celle de ces Bouteillier.
Peu à peu, madame Adeline s'était rassurée: tout cela était dit avec une bonhomie et une sympathie si évidentes que son inquiétude devait se calmer comme elle s'était en effet calmée; mais à ces derniers mots, qui semblaient une entrée en matière pour une question d'argent, ses craintes la reprirent. Ces protestations de sympathie et d'amitié qui se manifestaient avec si peu d'à-propos n'allaient-elles aboutir à une conclusion cruelle, que M. Eck, qui n'était pas un méchant homme avait voulu adoucir en la préparant: c'était le terrible de sa situation de voir partout le danger.
—Certainement, continua M. Eck, il n'y a bas pésoin d'être dans des conditions bartigulières pour être charmé en voyant mademoiselle Perthe: c'est une pien cholie personne... qui sera la fille de sa mère, et un jeune homme, alors même qu'il ne connaît pas sa famille, ne peut pas ne pas être séduit par elle, mais combien blus fortement doit-il l'être quand il partage les sentiments que je fiens de fous exprimer. C'est chustement le cas de mon betit Michel; je tis betit parce que je l'ai vu tout betit, mais c'est en réalité un sage garçon plein de sens, un travailleur, qui nous rend les blus grands services dans notre fabrique, et qui est pien le caractère le blus aimable, le blus facile, le blus affectueux, le blus égal que je gonaisse. Enfin pref il aime matemoiselle Perthe, et je vous temande pour lui la main de fotre fille.
Bien des fois et depuis longtemps déjà, madame Adeline avait marié sa fille, choisissant son gendre très haut, alors que leurs affaires étaient en pleine prospérité, descendant un peu quand cette prospérité avait décliné, baissant à mesure qu'elles avaient baissé, jamais elle n'avait eu l'idée de Michel Debs. Un juif!
Sa surprise fut si vive que M. Eck, qui l'observait, en fut frappé.
—Je fois, dit-il, que fous pensez à matame Ateline mère, qui est une personne si rigoureuse dans sa religion. Nous aussi nous afons notre mère qui pour notre religion n'est pas moins rigoureuse que la vôtre. C'est ce que j'ai tit à mon betit Michel quand il m'a barlé de ce mariage. «Et ta grand'mère, et la grand'mère de mademoiselle Perthe, hein!»
Justement après être revenue un peu de son étourdissement, c'était à ces grand'mères qu'elle pensait, à celle de Berthe et à celle de Michel.
De celle-ci, que personne ne voyait parce qu'elle vivait cloîtrée comme une femme d'Orient, tout le monde racontait des histoires que le mystère et l'inconnu rendaient effrayantes.
Que n'exigerait-elle pas de sa bru, cette vieille femme soumise aux pratiques les plus étroites de sa religion? De quel oeil regarderait-elle une chrétienne à sa table, elle qui ne mangeait que de la viande pure, c'est-à-dire saignée par un sacrificateur, ouvrier alsacien versé dans les rites, qu'elle avait fait venir exprès?
Bien qu'elle n'eût ni le temps ni le goût d'écouter les bavardages qui couraient la ville, madame Adeline n'avait pas pu ne pas retenir quelques-unes des bizarreries qu'on attribuait à cette vieille juive et ne pas en être frappée.
Avant l'arrivée des Eck et des Debs à Elbeuf, on s'occupait peu des usages des juifs, mais du jour où cette vieille femme s'était installée dans sa maison, son rigorisme l'avait imposée à la curiosité et aussi à la critique. C'était monnaie courante de la conversation de raconter qu'elle se faisait apporter le gibier vivant pour que son sacrificateur le saignât;—qu'elle ne mangeait pas des poissons sans écailles; qu'on faisait traire son lait directement de la vache dans un pot lui appartenant;—qu'elle avait une vaisselle pour le gras, une autre pour le maigre;—que le poisson seul pouvait être arrangé au beurre, à l'huile ou à la graisse;—que, dans les repas où il était servi de la viande, elle ne mangeait ni fromage, ni laitage, ni gâteaux;—qu'on préparait sa nourriture le vendredi pour le samedi, et, comme ce jour-là les Israëlites ne doivent pas toucher au feu, on mettait une plaque de fer sur des braises, et sur cette plaque on plaçait le vase contenant les mets tout cuits, ce vase ne pouvait être pris que par des mains juives;—enfin, que ses cheveux coupés étaient recouverts d'un bandeau de velours, et qu'elle obligeait sa fille et sa belle-fille à ne pas laisser pousser leurs cheveux.
Sans doute il y avait dans tout cela des exagérations, mais le vrai n'indiquait-il pas un rigorisme de pratiques religieuses peu encourageant? Elle le connaissait, ce rigorisme dans la foi, depuis vingt ans qu'elle en avait trop souffert auprès de sa belle-mère pour vouloir y exposer sa fille. Et puis, femme d'un juif! Si bien dégagée qu'elle fût de certains préjugés, elle ne l'était point encore de celui-là. Aucune jeune fille de sa connaissance et dans son monde n'avait épousé un juif: cela ne se faisait pas à Elbeuf.
Mais M. Eck ne lui laissa pas le temps de réfléchir, il continuait:
—Pien entendu, Michel n'a jamais entretenu matemoiselle Perthe de son amour, c'est un honnête homme, un calant homme, croyez-le, matame Ateline. Je ne tis pas que ses yeux n'aient pas barlé, mais ses lèvres ne se sont pas ouvertes. Peut-être sait-elle cependant qu'elle est aimée, car les jeunes filles sont bien fines pour teviner ces choses, mais elle ne le sait pas par des baroles formelles. Michel a foulu qu'avant tout les familles fussent d'accord, et c'est là ce qui m'amène chez vous. J'espérais trouver M. Ateline; et Michel, qui ne manque pas les occasions où il peut voir matemoiselle Perthe, a tenu à m'accompagner, pien que cela ne soit peut-être pas très convenable. Le hasard a foulu que M. Ateline fût absent et j'en suis heureux, puisque j'ai pu fous adresser ma demande: en ces circonstances une