Pendant quelques années, quand ils avaient arrêté ces divers points, leur tâche était faite pour la soirée: la semaine finie était réglée, celle qui allait commencer était décidée; mais des temps durs avaient commencé où les choses ne s'étaient plus arrangées avec cette facilité: la consommation se ralentissant, il fallait être plus accommodant pour la vente et accepter des acheteurs avec lesquels les petits fabricants seuls, forcés de courir des aventures, avaient consenti à traiter jusqu'à ce jour; de grosses faillites avaient été le résultat de ce nouveau système; elles s'étaient répétées, enchaînées, et il était arrivé un moment où la maison Adeline, autrefois si solide, avait eu de la peine à combiner ses échéances.
III
Un soir qu'on attendait Adeline, la famille était réunie dans le bureau dont on venait de fermer les volets après le départ des ouvriers et des employés. Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de l'Officiel, Berthe tournait les pages d'un livre à images, devant un pupitre Léonie achevait ses devoirs, et en face d'elle madame Adeline couvrait de chiffres un cahier formé de lettres de faire part qui, cousues ensemble, servaient de brouillon et économisaient une main de papier écolier. La cour si bruyante dans la journée était silencieuse; au dehors, on n'entendait que les rafales d'un grand vent de novembre, et dans le bureau que le poêle qui ronflait, le gaz qui chantait et la plume de madame Adeline courant sur la papier. De temps en temps elle s'interrompait pour consulter un carnet ou un registre, puis le frôlement de sa main descendant le long des colonnes de ses additions, recommençait. C'était hâtivement qu'elle faisait son travail, et le geste avec lequel elle tirait ses barres trahissait une main agitée.
—Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma bru? demanda la Maman.
—Non.
La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement
—Qu'est-ce qui ne va pas!
—Mais rien.
Autrefois, la Maman ne se serait pas contentée de cette réponse, car évidemment, puisqu'il n'y avait pas d'erreur de caisse, quelque chose préoccupait sa bru; mais depuis qu'elle s'était fait rembourser sa part de propriété dans la maison de commerce, elle n'avait plus la même liberté de parole. Ce remboursement ne s'était pas fait sans résistance, sinon chez Adeline soumis à la volonté de sa mère, au moins chez madame Adeline. Qu'une mère avec deux enfants donnât la moitié de sa fortune à l'un de ses fils, il n'y avait rien à dire, mais qu'elle voulût la donner entière en dépouillant ainsi l'un pour l'autre, ce n'était pas juste. Et la bru s'était expliquée là-dessus avec la belle-mère nettement. De ce jour, les relations entre elles avaient changé de caractère. Quand la Maman possédait la moitié de la maison de commerce, elle était une associée, et on lui devait les comptes qu'on rend à un associé. Sa part remboursée, les inventaires ne lui avaient plus été communiqués, les comptes ne lui avaient plus été rendus. Qu'eût-elle pu demander? elle n'était plus rien dans cette maison. À la vérité, son fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle qu'autrefois, mais le fils et la bru faisaient deux; d'ailleurs, c'était sur certains sujets seulement que cette liberté se montrait; sur la marche des affaires, ils étaient avec elle aussi réservés l'un que l'autre. Quand elle insistait près de Constant, il répondait invariablement que les choses allaient aussi bien qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et même la réticence se laissait voir dans ses réponses. Et alors, avec inquiétude, avec remords, elle se demandait si, en enlevant douze cent mille francs à son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation critique: les affaires allaient si mal, on parlait si souvent de faillites; les acheteurs qu'elle était habituée à voir autrefois venaient maintenant si rarement à Elbeuf. Si encore elle avait pu rejeter sur sa bru la responsabilité de cette situation, c'eût été un soulagement pour elle. Mais, malgré l'envie qu'elle en avait, cela ne semblait pas possible. Jamais, il fallait bien le reconnaître, la fabrique n'avait été dirigée avec plus d'intelligence et plus d'ordre; la surveillance était de tous les instants du haut jusqu'en bas, aussi bien pour les grandes que pour les petites choses; et dans tous les services on trouvait de ces économies ingénieuses que seules les femmes savent appliquer sans rien désorganiser et sans soulever des plaintes.
Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se contentant de ce rien, elle reprît la lecture de son journal: cependant, il était certain qu'il se passait quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa bru aussi nerveuse, et cela était caractéristique chez une femme calme d'ordinaire, qui mieux que personne savait se posséder, et ne dire comme ne laisser paraître que ce qu'elle voulait bien.
Cependant, si absorbée qu'elle voulût être dans sa lecture, elle ne pouvait pas ne pas entendre les coups de plume qui rayaient le papier; à un certain moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une question:
—Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite?
—MM. Bouteillier frères ont suspendu leurs payements.
Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui voudrait n'être pas interrompue; mais l'angoisse de la Maman l'emporta.
—Vous êtes engagée avec eux pour une grosse somme?
—Assez grosse.
—Et elle vous manque pour votre échéance?
—Constant doit m'apporter les fonds.
Le soulagement qu'éprouva la Maman l'empêcha de remarquer le ton de cette réponse: quand son fils devait faire une chose, il la faisait, on pouvait être tranquille. La suspension de payement des frères Bouteillier suffisait et au delà pour expliquer l'état nerveux de madame Adeline; ils étaient parmi les meilleurs clients de la maison, les plus anciens, les plus fidèles, et leur disparition se traduirait par une diminution de vente importante. Sans doute cela était fâcheux, mais non irrémédiable; elle avait foi dans la maison de son fils au même point que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que la crise qu'on traversait ne dût bientôt prendre fin; les beaux jours qu'elle avait vus reviendraient, il n'y avait qu'à attendre. Elle demandait à Dieu de vivre jusque-là; si après avoir sauvé l'honneur des Adeline elle pouvait voir la solidité de leur maison assurée, elle serait contente et mourrait en paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas manqué une seule fois, excepté pendant ses couches, la messe de sept heures à Saint-Étienne, où, par sa piété, elle avait fait l'édification de plusieurs générations de dévotes, mais jamais on ne l'avait vue prier avec autant de ferveur que depuis que les affaires de son fils lui semblaient en danger. Bien qu'elle ne quittât pas son fauteuil roulant et ne pût pas se prosterner â genoux, au mouvement de ses lèvres et à l'exaltation de son regard on sentait l'ardeur de sa prière. Ses yeux ne quittaient pas la verrière où saint Roch, patron des cardeurs, tisse, avec des ouvriers, du drap sur un métier des vieux temps et c'était lui qu'elle implorait particulièrement pour son fils comme pour son pays natal.
La plume de madame Adeline continuait à courir sur son brouillon quand dans la cour on entendit un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il semblait qu'il y eût deux personnes. Les pas s'arrêtèrent â la porte du bureau, où discrètement on frappa quelques coups.
—Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Léonie, se levant avec l'empressement d'un enfant qui saisit toutes les occasions d'interrompre un travail ennuyeux.
—Mais, sans doute, répondit madame Adeline, bien qu'un peu surprise qu'à cette heure on frappât â cette porte et non à celle de l'appartement.
Les verrous furent promptement tirés et la porte s'ouvrit.
-Ah! c'est M. Eck et M. Michel, dit Léonie.
C'était en effet le chef de la maison Eck et Debs, le père Eck, comme on l'appelait à Elbeuf, accompagné d'un de ses neveux.
—Ponchour, matemoiselle, dit le père Eck avec son plus pur accent alsacien et en entrant dans le bureau, suivi de son neveu.
L'oncle