Le retour du printemps ne tarda pas à le rappeler à une existence plus active, et tandis que Montausier restait à Paris, il se rendit en Lorraine, où son oncle de Brassac gouvernait les provinces que les Français occupaient en vertu du traité de Vic, auquel le duc avait dû se résigner en expiation de son imprudente alliance avec le turbulent Gaston. Fort bien en cour depuis sa conversion, qui lui avait valu l'ambassade de Rome et son nouveau commandement, le comte de Brassac était propriétaire d'une compagnie de chevau-légers où il fit entrer son neveu en qualité de cornette.
La politique hésitante de la cour de Nancy donnait sans cesse à la France de nouveaux motifs d'intervention, et la guerre ne retint pas moins de deux ans dans ce beau duché notre jeune officier, qui, grâce à sa belle conduite, arriva promptement au grade de capitaine, bien que les combats auxquels il prit part lui semblassent de misérables escarmouches au prix des glorieuses luttes auxquelles il avait participé sous les murs de Casal, lorsqu'il affrontait les vieilles bandes de Spinola. Au grand plaisir du marquis, les hostilités étaient du reste régulièrement suspendues à la fin de l'automne, et ses résidences d'hiver chez le comte de Brassac donnèrent lieu à de tendres liaisons qui lui firent paraître bien court le temps qu'il dut passer loin de Paris. La galanterie était un des caractères saillants du XVIIe siècle, surtout pendant sa première moitié, et ce signe du temps se retrouve partout, non-seulement dans les immenses pastorales qui étaient alors si en vogue, et où l'amour platonique lui-même laissait place involontairement à bien des aspirations grossières, mais même dans les œuvres des écrivains austères qui, tels que l'évêque de Genève, par exemple, nous laissent entrevoir à combien de tentations charnelles on était alors exposé, et de quelle indulgence ils se croyaient obligés de couvrir les erreurs de cette nature. Comme je l'ai dit plus haut, le marquis de Salles était doué d'une nature ardente, bien fait et vigoureux, et l'on ne doit pas s'étonner s'il accueillit sans trop de répugnance les avances de ces belles pécheresses qui poursuivaient François de Sales jusque dans son confessionnal [18].
Les intrigues amoureuses ne sont pas toujours sans danger, surtout en temps de guerre et en pays ennemi: le marquis de Salles l'éprouva bientôt. Parmi les dames de Lorraine à qui le jeune capitaine avait plu, il en avait distingué une qui, par sa jeunesse, sa beauté, le rang honorable qu'elle tenait à la cour, attirait tous les yeux [19]. Le marquis eut occasion de la connaître durant ces pacifiques entr'actes qui venaient souvent interrompre une guerre d'escarmouches; ses hommages furent accueillis sans trop de difficulté, et ses affaires étaient en bonne voie lorsqu'un incident fâcheux vint troubler un bonheur qui durait depuis un an sans être encore arrivé à la conclusion après laquelle soupirait le jeune homme, c'est-à-dire le mariage, le rang de celle qu'il aimait étant trop élevé pour qu'il pût songer à autre chose. Après la reprise des hostilités, celle-ci fut enlevée par un parti français qui la surprit à la promenade et la déposa comme prisonnière dans une forteresse. Les efforts du marquis pour la faire élargir n'obtinrent aucun succès; il avait sans doute entre les mains des moyens presque certains de favoriser l'évasion d'une personne qui lui était si chère, mais ce fut en vain qu'elle employa pour l'y résoudre les séductions les plus irrésistibles, les avances les plus déterminantes, qu'elle lui promit sa main et sa fortune; le marquis fut inébranlable, et cette tentation violente se trouva faible en présence de son culte pour la discipline et de sa fidélité à ses serments. Il fit tout tout ce qui était en son pouvoir pour adoucir les ennuis de la belle captive, dont il sut conquérir l'estime «au prix d'un établissement magnifique [20].»
Aussi modeste que vertueux, il ne confia à personne le secret de son héroïque abnégation, qui serait restée ensevelie dans un éternel silence si la personne qui en avait, elle aussi, été la victime, n'eût tenu à rendre public un trait aussi honorable que surprenant à l'époque où il se produisit, au temps où les Chevreuse et les Montbazon, mettant leurs charmes au service de leurs intrigues, ne réussissaient que trop facilement à troubler le royaume et à séduire les plus fermes courages.
A la fin de l'année 1633, la mauvaise saison ayant suspendu comme d'habitude la petite guerre qui se faisait en Lorraine, le marquis de Salles put, à sa grande satisfaction, reprendre la route de Paris, où il retrouva son frère qu'il n'avait pas vu depuis dix-huit mois. Après sa belle campagne d'Italie, le marquis de Montausier s'était rejeté avec délices dans cette vie paresseuse et molle qui avait pour lui tant d'attraits, et sous les vêtements parfumés du courtisan, on avait peine à reconnaître l'intrépide colonel de Rossignano et de Casal: sa vertu et son amour de la gloire, qui sommeillaient alors pour jeter bientôt un splendide et suprême éclat, paraissaient éteints pour jamais aux yeux de son entourage, et Voiture n'était que l'écho du sentiment public dans ces fragments d'une lettre qu'il lui écrivait de Lisbonne:
«Monsievr,
«I'ay leû vostre lettre, auec tout le contentement et la satisfaction que l'on doit receuoir cèt honneur, d'vn des plus paresseux et des plus honnestes hommes du monde. Il me semble, qu'il n'y a plus rien que ie ne doiue attendre de vostre amitié, puisque pour l'amour de moy vous auez pû prendre vn peu de peine: et vous ne me sçauriez faire voir de meilleure preuue des paroles que vous me donnez que de les auoir escrites...»
Après lui avoir proposé la conquête de l'île de Madère il ajoutait:
«... Imaginez-vous, ie vous supplie, le plaisir d'auoir vn royaume de sucre, et si nous ne pourrions pas viure là auec toute sorte de douceur. Quelques grands que puissent estre les charmes et les engagements de Paris, selon que ie vous connois, ie scay qu'ils ne vous arresteront pas en vne occasion comme celle-là. Et si quelque chose vous peut retenir, ce sera seulement l'incommodité du chemin, et la peine de vous leuer matin. Mais, Monsieur, les conquerans ne peuuent pas tousiours dormir iusques à onze heures. Les couronnes ne s'acquierent pas sans travail, mesme celles qui ne sont que de lauriers ou de myrtes, s'achetent bien cherement, et la gloire veut que ses amans souffrent pour elle. Ie vous auouë que ie me suis estonné que la renommée ne m'ait point appris de vos nouuelles, deuant que vous me fissiez l'honneur de m'en mander, et il me semble que ie suis plus loin que ie n'auois iamais creu pouuoir aller quand ie songe que ie suis en vn pays où l'on ne vous connoist point. Ne souffrez pas qu'vne reputation si iuste que la vostre, soit si limitée, ni qu'elle demeure aux pieds des Pirenées, par dessus lesquels tant d'autres ont passé. Venez vous-même luy ouurir passage: et si la gazette ne dit rien de vous, faites que l'histoire en parle...»
Indifférent aux fréquentes querelles de Gaston et du cardinal de Richelieu, Montausier était alors retenu à Paris par une double chaîne: son amour passionné pour Julie d'Angennes et ses liaisons moins platoniques avec Mme Aubry [21], femme de Jean Aubry ou Auberi, conseiller d'État. Toute remplie de ce sentiment de jalousie furieuse qui semble être l'apanage des femmes galantes sur le retour, cette altière maîtresse en était maintenant à se repentir d'avoir introduit son amant à l'hôtel de Rambouillet, et abusant de l'empire qu'elle avait su prendre sur une nature trop facile, elle lui avait formellement interdit d'y remettre les pieds. Montausier, qui n'était brave qu'en face de l'ennemi, n'osait plus en conséquence se rendre chez Arthénice qu'en cachette, et lorsqu'il avait pris toutes ses mesures pour tromper son infatigable argus, au risque de s'exposer par cette conduite timide aux railleries de la société du fameux hôtel, auprès de laquelle le marquis de Salles se montrait de plus en plus assidu, attiré qu'il était lui-même par les charmes vainqueurs de Mlle de Rambouillet. Brûlant d'une flamme discrète qui n'apparut au grand jour que plusieurs années après la mort de son frère, il s'occupait déjà de la composition de cette couronne poétique connue sous le nom de Guirlande de Julie.
Le