On était arrivé à l'année 1621, et l'aîné des enfants de Mme de Montausier avait atteint l'âge auquel les jeunes gens de son rang allaient d'ordinaire terminer leur éducation sur un plus vaste théâtre, dans les universités et les académies célèbres de la France et de l'étranger. L'école protestante de Sedan jouissait alors d'une immense réputation, et la marquise résolut d'y envoyer ses deux fils. Le marquis de Salles était, il est vrai, à peine sorti de l'enfance; mais sa mère jugea avec raison que ce caractère altier ne pouvait que gagner à l'éducation publique, et que le contact de condisciples espiègles et turbulents saurait, mieux que le plus excellent des instituteurs, lui inculquer la véritable théorie des droits et des devoirs.
C'était, au XVIIe siècle, un long et fatigant voyage que celui d'Angoulême à Sedan. La marquise n'en envisagea pas moins avec une décision toute virile les ennuis d'une pénible séparation qui allait la priver brusquement de tout ce qu'elle s'était réservé de bonheur sur la terre. Oublieuse d'elle-même, elle était presque tentée de se réjouir en songeant à cette rude course à travers la France, épreuve sans péril qui allait pour ainsi dire initier ses deux fils à l'existence laborieuse des gens de guerre. Les jeunes gentilshommes firent en effet ce trajet à cheval, suivis de leur précepteur et de deux domestiques, en selle dès l'aurore, et reposant la nuit pour l'ordinaire sous le toit délabré de pauvres paysans. Les routes, heureusement, étaient sûres, et la petite caravane put atteindre sans encombre la microscopique principauté de la maison de Bouillon.
L'école de Sedan comptait alors dans son sein plusieurs hommes distingués, entre autres le fameux ministre du Moulin, connu par son zèle ardent pour le culte réformé. Ce fut lui précisément qui se chargea d'enseigner la théologie aux disciples imberbes que lui envoyait l'Angoumois, lesquels étaient munis sans doute d'une lettre de recommandation de son ami Balzac, avec qui il devait rester perpétuellement uni en dépit de quelques froissements dus à la différence de religion et aux excès de la controverse [8]. Les deux frères, que leur naissance classait au rang des personnages marquants du parti huguenot, furent accueillis par leurs nouveaux maîtres avec une extrême bienveillance, et grâce à la franchise et à la simplicité de leurs manières, ils ne tardèrent pas à se concilier l'amitié de leurs condisciples. Quant aux études, le marquis de Montausier, quoique né paresseux et indolent, dut à sa prodigieuse facilité de brillants et rapides succès. Il n'en fut pas de même du marquis de Salles, qui, à Sedan, se montra d'abord tel à peu près qu'on l'avait connu à Angoulême, et qui dut le peu de progrès qu'il fit alors, moins à son ardeur naturelle qu'à la discipline sévère à laquelle le plièrent des maîtres dont la froide austérité lui imposait tout en le rebutant. Cette torpeur intellectuelle continua jusqu'au jour marqué par la grâce, où un événement insignifiant en apparence vint transformer cette nature antipathique aux choses de l'esprit: les écrits d'un vieux poëte français lui étant par hasard tombés entre les mains, il les lut une première fois par désœuvrement et sans y prendre beaucoup d'intérêt; une seconde lecture le ravit, son imagination s'échauffa au contact de cette poésie sauvage mais énergique des chantres de la pléiade, et, par un changement aussi subit qu'inattendu, il se prit du goût le plus vif pour les vers et par contre-coup pour l'étude, qui seule pouvait lui ouvrir les sources fécondes de l'antiquité. Il cherchait par tous les moyens possibles à se procurer des livres qu'il dévorait ensuite avidement. Bientôt il ne se contenta plus d'admirer les ouvrages des autres: il voulut versifier à son tour, et se livra tout entier pendant quelque temps à une inquiétante métromanie, qui le faisait dès lors ressembler beaucoup plus à Oronte, l'homme au sonnet, qu'au judicieux misanthrope dont il devait plus tard fournir à Molière le type inimitable. Sa fureur poétique sembla redoubler aux premières atteintes d'une passion plus grave et qui devait tenir une grande place dans sa vie. Par son organisation, par la liberté qu'elle laissait à ceux de ses élèves qui étaient parvenus à l'adolescence, l'académie de Sedan ressemblait beaucoup aux universités actuelles de Cambridge et d'Oxford; les étudiants, sévèrement astreints aux exercices de la maison, disposaient à leur gré du temps qui n'était pas absorbé par leurs études, et plusieurs en profitaient pour se mêler à la société sedanaise. Dans l'une des nombreuses maisons qui s'ouvraient aux deux frères, le marquis de Salles fit la connaissance d'une charmante personne qui lui inspira des sentiments fort vifs, quoique très-innocents et tout platoniques, ainsi qu'il convenait à un amoureux de quatorze ans, mais qui, dans tous les cas, furent le prétexte d'une innombrable série d'exécrables sonnets et de fades madrigaux où, suivant la coutume du temps, la belle sedanaise est désignée sous le nom mythologique d'Iris.
La société des dames, en polissant les mœurs du jeune gentilhomme, ne le détourna pas de ses travaux, et dès lors on le vit se livrer à cette recherche active de la vérité qui fut toujours une de ses plus vives préoccupations. Élevé par une calviniste ardente, son zèle pour sa secte ne pouvait que s'accroître sous l'influence des leçons de Pierre du Moulin, qui prit un soin tout particulier de son éducation théologique, et c'était avec une joie bien sensible que cet infatigable propagateur du protestantisme français voyait son disciple non-seulement docile à ses enseignements, mais animé de la passion du prosélytisme, argumenter avec vigueur et prendre à parti les catholiques chaque fois qu'il les trouvait disposés à rompre une lance avec un théologien à ses débuts, fanatique au point de fondre en larmes si la discussion lui était peu favorable, ou si on l'instruisait de quelque bruit fâcheux qui courait au déshonneur de sa religion [9]. Ces principes austères et la gravité précoce qui en était la conséquence, lui faisaient rechercher la société des personnes sérieuses et âgées, au contact desquelles il devint de plus en plus accessible à ces notions de respect et de soumission que sa nature violente et rebelle lui avait rendues jusque-là si complétement étrangères; il avait d'ailleurs une qualité précieuse et bien propre à lui faire pardonner ses défauts: il était incapable de ces sentiments de basse jalousie qui ne sont que trop souvent le fléau des familles, mais qui, dans les circonstances particulières où se trouvait le marquis de Salles, eussent malheureusement paru assez justifiables. La prédilection que sa mère avait de tout temps témoignée à son frère aîné prit alors, en effet, un caractère encore plus marqué. Le jeune Montausier était