Aussi la Vallière hésitait-elle beaucoup. A mesure que la religion s'emparait de sa pensée, le repentir même de ses fautes ravivait dans son cœur ses souvenirs d'amour, et sa tendresse pour ses enfants renaissait avec plus de force. Elle regrettait surtout de se séparer de sa charmante fille, mademoiselle de Blois203. Cependant de nombreuses conférences avec Bossuet, avec le P. Bourdaloue, le P. Cazan et avec de Rancé, abbé de la Trappe204, achevèrent de l'affermir dans sa résolution. Mais elle voulait que cette résolution fût inébranlable, et la peur qu'elle avait d'en être détournée par le roi lui faisait craindre de lui en parler.
Elle pria Bossuet de traiter d'abord de cette affaire avec madame de Montespan; celle-ci, effrayée d'un si étrange projet, le combattit, et tâcha même de le rendre impossible en le tournant en ridicule. Montespan voyait sa rivale, par cette immolation, devenir un objet d'admiration et de pitié; et, ce qui la touchait plus fortement, elle pressentait que le blâme d'avoir permis un si cruel sacrifice rejaillirait sur elle, et ferait ressortir plus fortement le scandale qu'elle donnait au monde. L'austère prélat insista; et tel était alors l'empire de la religion, même sur les rois les plus absolus, que Louis XIV, quoiqu'il en eût le désir, n'osa pas s'opposer à Bossuet et l'empêcher de continuer son œuvre205. Madame de la Vallière, pour transporter à Dieu cette sensibilité qui débordait, évita tout ce qui pouvait rappeler en elle le désir de plaire au roi; elle eut soin de se vêtir avec plus de simplicité et de modestie; elle rechercha les occasions d'humiliation que faisait naître le triomphe de sa rivale. Celle-ci, aigrie par la jalousie, les saisissait avec un empressement qu'elle croyait cruel; mais elle se trompait, la Vallière lui savait gré de ses rigueurs. Elle s'exerçait à souffrir. Elle répondait à Montespan avec douceur; elle la parait de ses propres mains. Quand la Vallière reconnut que Montespan ne lui inspirait plus aucun mouvement de jalousie, quand elle sentit qu'elle lui faisait éprouver un sentiment de bienveillance et de compassion, elle cessa de désespérer de sa force. Elle se sentit suffisamment transformée pour exécuter son effrayante résolution. Elle aimait encore Louis plus qu'elle-même; mais cet amour était bien faible en comparaison de celui dont elle se sentait embrasée pour Jésus-Christ. Ce fut alors que, pour effacer les vains fantômes de sa vie passée et pour s'affermir dans cet état de volupté divine dont elle était redevable à la grâce, elle écrivit ces Réflexions sur la miséricorde de Dieu dont on lui a dérobé longtemps après le manuscrit pour le publier206. Cet ouvrage n'est qu'une continuelle prière pour demander à Dieu le don de la prière. Elle trouva dans ses aspirations religieuses un calme si grand, un tel désir d'une autre existence qu'il devint évident pour ceux qui la voyaient que Louis XIV lui-même n'aurait pu, par les plus tendres protestations, la ramener à lui. Sa tranquille joie augmentait à mesure que le temps approchait où elle devait se renfermer. Bossuet, accoutumé à ces retours de l'âme, dont il était un si grand et si heureux artisan, en fut cependant étonné; et il écrivit au maréchal de Bellefonds: «C'est la force et l'humilité qui accompagnent toutes ses pensées. Elle ne respire plus que la pénitence; et, sans être effrayée de l'austérité de la vie qu'elle est prête à embrasser, elle en regarde la fin avec une consolation qui ne lui permet pas d'en craindre la peine. Cela me ravit et me confond: je parle, et elle fait; j'ai les discours, elle a les œuvres. Quand je considère ces choses, j'entre dans le désir de me taire et de me cacher; et je ne prononce pas un seul mot où je ne croie prononcer ma condamnation207.» Dans la chambre même de la duchesse de la Vallière, Bossuet écrit encore: «C'est s'abîmer dans la mort que de se chercher soi-même. Sortir de soi-même pour aller à Dieu, c'est la vie.» Cette seule phrase peut nous faire juger avec quelle énergique éloquence le prélat encourageait la Vallière à persister dans sa pieuse résolution.
«J'étais curieuse de savoir (écrivait madame la duchesse d'Orléans) pourquoi elle était restée si longtemps comme une suivante chez la Montespan. Elle me dit que Dieu avait touché son cœur; qu'il lui avait fait connaître son péché, et qu'elle avait pensé qu'il fallait en faire pénitence et souffrir, par conséquent, ce qui lui serait le plus douloureux… Et puisque son péché avait été public, il fallait que sa pénitence le fût aussi… Elle avait offert à Dieu toutes ses douleurs, et Dieu lui avait inspiré la résolution de ne servir que lui; mais qu'elle se regardait comme indigne de vivre auprès d'âmes aussi pures que l'étaient les autres carmélites. On voyait que cela partait du cœur208.»
On ne la jugea pas d'abord ainsi à la cour et dans le monde; ce monde croit difficilement aux sublimes efforts de la vertu religieuse. Mademoiselle de la Vallière était moins aimée que madame de Montespan, parce que, nulle pour tout autre que pour son amant, préoccupée de la pensée qu'elle avait perdu ses droits à la considération, elle était mal à l'aise avec les autres femmes. Étrangère aux intrigues, à l'ambition, elle n'avait et ne voulait exercer aucun empire sur Louis XIV209; elle ne se rendait utile à personne; bonne, modeste, douce et tendre, sans aucun défaut, mais sans éminentes qualités. Aimer et être aimée, c'était sa vie. Une influence assez grande sur son amant pour verser des bienfaits, pour conférer la puissance ou les richesses pouvait seule relever cette femme de l'abaissement où elle s'était placée par ses faiblesses, même avec un roi.
La religion, en précipitant la Vallière au pied des autels, la releva de cet abaissement. Mais on ajouta d'abord peu de foi, sinon à la sincérité, du moins à la durée de son repentir. Son prompt retour après sa retraite de Chaillot devait faire croire que cette retraite avait été un stratagème de l'amour; et on eut la même opinion quand le bruit se répandit qu'elle songeait à se retirer de la cour. Ce bruit fut ensuite démenti, et la duchesse de la Vallière fut l'objet des railleries de toutes les femmes, même de madame de Sévigné, qui (le 15 décembre 1673) écrivait à madame de Grignan: «Madame de la Vallière ne parle plus d'aucune retraite; c'est assez de l'avoir dit. Sa femme de chambre s'est jetée à ses pieds pour l'en empêcher. Peut-on résister à cela210?»
Madame de Sévigné jugeait en femme vulgaire une femme qui ne l'était plus. La religion l'avait régénérée; elle lui avait donné une élévation, une énergie de caractère, une prévoyance pour l'avenir, une vigueur de pensée étrangère jusqu'alors à cette âme indolente et faible. La Vallière ne restait à la cour que pour régler, par l'entremise de Colbert, ce qui concernait la fortune de ses enfants. Par le canal de madame de Montespan, elle obtint encore du roi, auquel elle ne voulait rien demander, que la marquise de la Vallière, sa belle-sœur211, fût mise dans le nombre des nouvelles dames d'honneur de la reine qu'on avait ajoutées aux anciennes212.
La veille de son départ de la cour, la Vallière soupa chez madame de Montespan, où mademoiselle de Montpensier alla lui faire ses adieux; et le lendemain, vendredi 20 avril (1674), elle entendit la messe du roi. Louis XIV partit aussitôt après pour se rendre en Franche-Comté assiéger Besançon, et madame de la Vallière monta en carrosse, et alla, vis-à-vis le Val-de-Grâce, se renfermer au couvent des grandes Carmélites du faubourg Saint-Jacques213.
De quelle admiration durent être saisies toutes ces austères religieuses, tout habituées qu'elles étaient aux prodiges de la grâce divine et aux miracles du repentir, lorsqu'elles virent entrer dans leur cloître cette belle femme, disant à la mère Claire du Saint-Sacrement, leur prieure: «Ma mère, j'ai fait toute ma vie un si mauvais usage de ma volonté que je viens la remettre entre vos mains, pour ne la plus reprendre!» Jusqu'à sa mort et pendant trente-six ans elle n'eut pas un seul instant la pensée de cesser d'être fidèle à cet engagement214.
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