Quand ses scrupules la préoccupent, elle se rapproche de ses anciens amis les jansénistes, surtout d'Arnauld d'Andilly; et alors les rigueurs de l'hiver ne peuvent l'arrêter. Ce fut un 23 janvier (1674) qu'elle alla voir pour la première fois Port-Royal des Champs; et elle écrit à sa fille: «Je revins hier du Mesnil (de chez madame Habert de Montmor), où j'étais allée pour voir le lendemain M. d'Andilly. Je fus six heures avec lui; j'eus toute la joie que peut donner la conversation d'un homme admirable; je vis aussi mon oncle Sévigné, mais un moment. Ce Port-Royal est une Thébaïde; c'est un paradis; c'est un désert où toute la dévotion du christianisme s'est rangée; c'est une sainteté répandue dans tout le pays, à une lieue à la ronde. Il y a cinq ou six solitaires qu'on ne connaît point, qui vivent comme les pénitents de saint Jean-Climaque. Les religieuses sont des anges sur terre. Mademoiselle de Vertus y achève sa vie. Je vous avoue que j'ai été ravie de voir cette divine solitude, dont j'ai tant ouï parler: c'est un vallon affreux, tout propre à inspirer le goût de faire son salut. Je revins coucher au Mesnil, et hier ici (Paris), après avoir embrassé M. d'Andilly en passant. Je crois que je dînerai demain chez M. de Pomponne; ce ne sera pas sans parler de son père (Arnauld d'Andilly) et de ma fille. Voilà deux chapitres qui nous tiennent au cœur237.»
Le penchant de madame de Sévigné pour ses amis les jansénistes ne diminuait en rien son admiration pour le jésuite Bourdaloue. Elle dit: «Le P. Bourdaloue fit un sermon le jour de Notre-Dame238 qui transporta tout le monde; il était d'une force à faire trembler les courtisans, et jamais prédicateur évangélique n'a prêché si hautement ni si généreusement les vérités chrétiennes239.»
On connaît ce mot du grand Condé, qui, à l'église, lorsque le P. Bourdaloue montait en chaire, appuyant une main sur l'épaule de la duchesse de Longueville assoupie et de l'autre lui montrant la chaire, lui disait: «Ma sœur, réveillez-vous; voilà l'ennemi!»
Mais c'est lorsque madame de Sévigné peint le père Bourdaloue consolant le vieux maréchal de Gramont de la perte de son fils aîné, l'espoir de sa race, qu'elle nous montre toute l'influence de ce prédicateur sur les grands de cette époque. Elle trace de cette scène un admirable tableau. Guiche, qui fut exilé pour ses amours avec l'aimable Henriette et pour son intrigue avec Vardes contre la Vallière, n'était point généralement aimé. Madame de Sévigné, qui lui plaisait beaucoup par son esprit, trouvait le sien guindé, ceinturé comme sa personne. Cependant sa mort fit une sensation profonde. On comprit qu'en lui disparaissait l'homme de la cour le plus beau, le plus brillant, le plus chevaleresque, le plus instruit; le comte de Guiche aurait eu toutes les qualités qui font le héros s'il n'avait eu les défauts qui empêchent de le devenir: la vanité et la présomption. Ce fut lui qui, en s'élançant le premier dans le courant rapide du Rhin, assura le passage de ce fleuve. Louis XIV, témoin de son courage impétueux, lui eût accordé toute sa faveur s'il avait pu abattre en lui cet orgueil hautain qui le mettait mal à l'aise avec toute supériorité. Un léger revers à la guerre lui fut si sensible qu'il en mourut de chagrin240.
«Il faut commencer, ma chère enfant, par la mort du comte de Guiche. Le P. Bourdaloue l'a annoncée au maréchal de Gramont, qui s'en douta, sachant l'extrémité de son fils. Il fit sortir tout le monde de sa chambre. Il était dans un petit appartement qu'il a au dehors des Capucines. Quand il fut seul avec ce père, il se jeta à son cou, disant qu'il devinait bien ce qu'il avait à lui dire; que c'était le coup de sa mort; qu'il la recevait de la main de Dieu; qu'il perdait le seul et véritable objet de toute sa tendresse et de toute son inclination naturelle; que jamais il n'avait eu de sensible joie et de violente douleur que par ce fils, qui avait des choses admirables. Il se jeta sur un lit, n'en pouvant plus, mais sans pleurer, car on ne pleure plus dans cet état. Le père pleurait, et n'avait encore rien dit. Enfin il lui parla de Dieu comme vous savez qu'il en parle. Ils furent six heures ensemble; et puis le père, pour lui faire faire son sacrifice entier, le mena à l'église de ces bonnes Capucines, où l'on disait vigiles pour ce cher fils. Le maréchal y entra en tremblant, plutôt traîné et poussé que sur ses jambes; son visage n'était plus connaissable. Monsieur le Duc le vit en cet état, et, en nous le contant chez madame de la Fayette, il pleurait. Le maréchal revint enfin dans sa petite chambre; il est comme un homme condamné. Le roi lui a écrit; personne ne le voit241.»
Ce touchant récit fit croire à madame de Grignan que sa mère, ses amis étaient inconsolables de la mort du comte de Guiche. Mais dans cette cour, tout occupée de plaisirs et d'ambition, et de gloire et d'amour, personne ne pouvait paraître triste, surtout lorsque le roi avait daigné vous consoler. Aussi madame de Sévigné écrit à sa fille: «Hors le maréchal de Gramont, on ne songe déjà plus au comte de Guiche: voilà qui est fait242.» Mais elle fut obligée de s'y reprendre à plusieurs fois pour ramener madame de Grignan à son unisson. «Ha! fort bien; nous voici dans les lamentations du comte de Guiche. Hélas! ma pauvre enfant, nous n'y pensons plus ici, pas même le maréchal, qui a repris le soin de faire sa cour.» Quelques jours après, nouvelle réprimande: «Vous vous moquez avec vos longues douleurs! Nous n'aurions jamais fait ici si nous voulions appuyer autant sur chaque nouvelle: il faut expédier; expédiez, à notre exemple243.»
Elle expédie en effet; et il est impossible de trouver dans aucune correspondance autant de faits intéressants sur les événements publics, les personnages du temps, les spectacles, la littérature et la vie de toute une époque, touchés avec tant de concision, d'esprit, de finesse et de gaieté.
Un grand changement eut lieu dans les spectacles à la cour et à la ville, car alors Paris se conformait à la cour; c'était le roi qui réglait l'un et l'autre.
Louis XIV a dit, dans ses Instructions au Dauphin, qu'il est du devoir d'un monarque de donner des amusements à sa cour, à son peuple, à lui-même244. Les spectacles publics furent donc par lui mis au nombre des affaires d'État. La mort de Molière les avait désorganisés. Cependant la comédie n'était pas le genre de spectacle que préférait Louis XIV: il aimait par-dessus tout la danse, la musique, les belles décorations; il n'oubliait pas qu'il avait autrefois brillé dans les ballets composés pour lui. Il avait été, dans sa jeunesse, un très-bon joueur de guitare245; ce qui n'étonne pas quand on sait qu'on lui donna un maître de cet instrument lorsqu'il était à peine âgé de huit ans246. C'est cette préférence du roi pour la musique qui avait fait le succès de l'opéra, introduit en France par Mazarin. Mais Molière, aussi habile directeur de spectacles qu'auteur illustre et bon acteur, pour donner au roi le goût de la comédie, imagina de joindre à ses pièces des danses, des chants, des ballets-mascarades, bien ou mal motivés247. Il chargeait Lulli d'en faire la musique; et même, dans la composition de la tragi-comédie-ballet de Psyché, il fit concorder heureusement, pour aller plus vite, Lulli, Quinault et Corneille. Le grand tragique fut lui-même étonné qu'en remplissant le cadre qui lui était donné sa muse, affaiblie par l'âge, eût retrouvé, pour