Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I. Gozlan Léon. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Gozlan Léon
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Книги о Путешествиях
Год издания: 0
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à Chinon, le grand maître et les commandeurs n’avaient guère la force d’aller à Poitiers pour y être condamnés, et de Poitiers à Paris pour y être brûlés.

      Ce bon Clément V était presque aussi simple que Philippe-le-Bel, qui se laissa mourir quarante jours après le supplice de Jacques Molay. A quoi pensait-il donc?

      Chinon est la vaste toile du XIVe siècle, que j’engage à conserver pour le Musée nouveau.

      Il existe en France une province qu’on n’admirera jamais assez: parfumée comme l’Italie, fleurie comme les rives du Guadalquivir, et belle en outre de sa physionomie particulière; toute française, ayant toujours été française, contrairement à nos provinces du nord, abâtardies par le contact allemand, et à nos provinces du midi, qui ont vécu en concubinage avec les Maures, les Espagnols et tous les peuples qui en ont voulu. Cette province, pure, chaste, brave et loyale, c’est la Touraine. La France historique est là. L’Auvergne est l’Auvergne; le Languedoc n’est que le Languedoc, mais la Touraine est la France; et le fleuve le plus national pour nous, c’est la Loire, qui arrose la Touraine.

      Dès lors on doit moins s’étonner de la quantité de monumens enfermés dans les départemens qui ont pris le nom et les dérivations du nom de la Loire. A chaque pas que l’on fait dans ce pays d’enchantement on découvre un tableau dont une rivière est la bordure, ou un ovale tranquille qui réfléchit dans ses profondeurs liquides un château, ses tourelles, ses bois ou ses eaux jaillissantes. Il était naturel que là où vivait de préférence la royauté, où elle établit si long-temps sa cour, vinssent se grouper les hautes fortunes, les distinctions de race et de mérite, et qu’elles y élevassent des palais grands comme elles.

      Penché sur un coteau qui descend vers la Loire, le château d’Ussé prolonge l’ombre de ses gigantesques murailles sur les claires eaux de l’Indre. Il regarde Tours et Saumur à travers le rideau sombre de forêts dont il est entouré. Mais le murmure des fontaines qui écument à ses pieds, les mille voix harmonieuses des oiseaux et du vent, concert éternel suspendu sur deux rives jalouses de le balancer, n’ont retenu aucun souvenir de ses premiers jours de splendeur. Si l’architecture d’Ussé remonte au Xe siècle, aucun fait ne colore cette date sans relief et n’autorise à placer ce château sur une ligne historique aussi haute. Grâce au nom que porte la plus grosse tour, la tour Gauville, il est permis à la tradition de croire que ce nom était celui d’un ancien seigneur, maître de cette superbe résidence. Ussé d’ailleurs embarrasserait beaucoup le collecteur de monumens, obligé de le classer dans le musée archéologique où il méritait d’obtenir une place, et une des premières par ses dimensions, encore plus que par les événemens dont il fut témoin. Tous les Gelduin de Saumur, premier et deuxième du nom, seigneurs d’Ussé, tous les Jacques d’Espinay, possesseurs du château, depuis la fin du XVe siècle jusqu’à la fin du XVIe, fondateurs de chapelle et de collégiale, tous les sires de Rieux seigneurs de Rochefort et d’Ancenis, tous les Bernin de Valentinay, sauf celui qui s’anoblit une seconde fois en épousant Jeanne-Françoise, fille aînée du maréchal de Vauban, n’excitent, ni ensemble ni isolément, le moindre intérêt historique. Sans Vauban, qui dans ses rudes loisirs le nuança d’une teinte militaire assez peu en rapport du reste avec les travaux primitifs, le château d’Ussé désespérerait par sa nullité. C’est le roi fainéant des châteaux, et un roi fainéant sans maire du palais. Heureux les peuples, s’écrie Montesquieu, dont l’histoire se réduit à quelques pages! Heureux les peuples, sans doute; mais les historiens?

      Désespérés comme nous et avant nous, ce qui nous console un peu, de n’avoir rien à remarquer dans le château d’Ussé, quelques chroniqueurs ont imaginé, après des recherches louables, de faire passer dans ces murs si vides d’intérêt les aventures de la dame aux belles cousines et du petit Jehan de Saintré. Nous souhaiterions bien, pour notre part, que l’enfant d’honneur du roi Jean de France, et fils aîné au seigneur de Saintré en Touraine, très-gracieux jouvencel, sur qui à la parfin s’arrêta l’amour de la dame aux belles cousines, un jour où il regardait bas en la cour les joueux de paulmes jouer; nous souhaiterions bien que cet enfant, piteusement empêché durant quatre jours pour dire à la dame des belles cousines, qui il aimait, eût vécu dans le château d’Ussé; car nous rappellerions, pour animer un peu ces pierres mortes, comment le gracieux Jehan de Saintré, devenu le chevalier de la dame, en reçut pour première et gentille instruction, ces commandemens-ci: «Je veuil et commande, que tous les matins quant vous leverez, et tous les soirs quant vous coucherez, vous vous seigniez en faisant le signe de la croix bien parfaitement.» Ajoutant: «Mon amy, je vous donne cette bourse telle qu’elle est, et douze escuz qui sont dedans. Si veuil que les couleurs dont elle est faite et les lettres entrelacées, doresnavant pour l’amour de moy, vous porterez et les douze escuz vous les employez en pourpoint de damas ou de satin cramoysi et deux paires de fines chausses, les unes de fine écarlate et les autres de fine brunette de Sainct-Lo.» Et chacun sait, sans qu’il soit besoin de le dire, comment de cadeaux brodés en sages conseils, de chausses d’écarlate en tendres soupirs, cet amour de velours et de satin, entre le mignon Saintré et la blanche dame aux belles cousines, dura d’abord trois ans. Après quoi il fut dit à Jehan: «Ores quant je voudray parler à vous ou vous à moy, nous ferons nos deux seignaulx ainsi que est dit; et lors viendrez, et ouvrerez l’huys de mon préau, quant vous verrez que je m’en seray par nuict retournée en ma chambre; et veez-cy la clef. Et là parlerons et deviserons ensemble à nos plaisirs et lyesses.» Et l’enfant et la dame devisèrent tant dans cette chambre, «qu’elle en le baisant très-doulcement, lui dit: Je vous ai fait nommer escuyer tranchant du roi, et vous baille cent soixante escuz pour avoir un cheval et aultres choses nécessaires. Puis lui et elle se dirent: Adieu, mon espoir! et adieu, ma dame!»

      Que le château d’Ussé jaillirait plein de jeunesse et de fraîcheur du fond de ces ténèbres, si nous retrouvions la chambre où la dame aux belles cousines, ayant à ses pieds le joli Saintré, lui parla ainsi en plorant sur ses beaux cheveux: «Vous allez combattre; mais, mon amy, vous estes jeune d’aage, et si n’êtes pas des plus grands ne puissans de corps, pour ce ne devez nuls douter; car il est advenu que souvent le plus faible a desconfit le plus fort; à ce métier les gens combattent et Dieu donne la victoire à qui luy playt. Lors print congé d’elle et pour ung amoureux baiser, dix, quinze ou vingt rendus et à Dieu soyez!»

      Ensuite, du haut des tourelles, debout auprès de la dame aux belles cousines, nous poursuivrions notre jouvencel aux passes d’armes de Perpignan, où il parut en présence de toute la cour, «sur un très-bel et fringant destrier, qui à son chief portait ung chauffrain d’acier à trois grands plumes à façon d’austrusse, et à ses trois couleurs très-richement brodées.» Vainqueur à la hache et à la lance, Saintré soupe avec le roi et quitte l’Espagne pour rentrer en France chargé d’honneurs et de présens. «Le roi envoya deux beaulx genetz de l’Andeloisie, une très-belle coupe et une aiguière d’or, trente marcs de tasses bien dorées et cinquante marcs de vaisselle de cuisine bien belle. Don Frederich de Lune lui envoya douze très-belles et grosses arbalettes d’acier et douze brigandines; et messire Arnault de Pareilles lui envoya ung More noir très-richement habillé, armé tout à la morisque; et messire François de Moncade une très-belle espée garnie d’or tout esmaillée de blanc, et encore ung Turcq, sa femme et ses enfans, très-grands ouvriers de fil d’or et de soye. Des aultres dames et damoyselles de la court n’y eut celle qui ne luy donnast chemises brodées d’or et de soye, arcandolle à gants brodez; mist oyselletz de Chippre et tant d’autres odorifiques odeurs.»

      Qui ne connaît la triste mésaventure amoureuse du pauvre et valeureux Saintré, à son retour en France, et comment il fut supplanté pendant son absence, dans le cœur de la dame aux belles cousines, par Damp Abbez? Saintré se vengea. Il prit la dame par le toupet de son atour et haulsa la paulme pour lui donner une couple de soufflets; mais à ce coup se retint, se contentant de percer de sa dague la langue et les deux joues de Damp Abbez (de monsieur l’abbé).

      Il ne manque à cette histoire que le degré d’authenticité nécessaire pour faire sortir de l’insignifiance de sa première époque le magnifique château d’Ussé, histoire ravissante de détails de mœurs, délicate et nette comme les