Voici une autre large assise historique à étayer pour s’élever à l’intelligence exacte du treizième et du quatorzième siècle. L’herbe et le sable la cachent; mais ôtez le sable et l’herbe, et le formidable château de Clisson montera dans la nue. Clisson a vu les croisades; les murailles, les tours et les fortifications sarrazines de Saint-Jean d’Acre et de Damiette ont servi de modèle à ses tours et à ses murailles. L’architecture orientale, transportée en France à la suite des croisades, est la conquête la moins contestée de ces pieuses migrations.
Derrière ces murs de seize pieds d’épaisseur, il y eut bien des trahisons tressées à des douleurs et à des fêtes. Là vinrent, pensèrent et agirent Philippe-Auguste, Louis IX, Blanche de Castille sa mère, Louis XI, Charles VIII, Louis XII, François Ier, la reine Éléonore et Charles IX. – Que de siéges expirèrent de découragement au pied de ces murs de granit aiguisés comme des tranchans de hache, s’offrant de profil à l’attaque, s’effaçant aux flèches comme aux boulets, sabrant l’air à angles droits!
Olivier Ier, sire de Clisson, le fit bâtir sur l’emplacement de celui qu’avaient occupé ses ancêtres; lequel n’avait été que la réédification d’un autre château fort, érigé dans le Bas-Empire et dévasté par les invasions normandes entre le neuvième et le dixième siècle.
Clisson, c’est un labyrinthe dans un autre labyrinthe, dans un pays de forêts, de rivières et de marais; c’est un serpent qui se replie trois ou quatre fois sur lui-même, et dont la tête finit par ne plus trouver la queue. Il n’avait qu’une porte, comme l’enfer; mais des souterrains sans nombre, double enceinte de murailles, cuirasse de pierre sur cuirasse de pierre, triple fossé; après un pont un autre pont, après un second un troisième; des voûtes sombres et des passages éclairés suspendus entre deux précipices; et après ces noirs fossés, ces poternes béantes, ces herses, ces ponts-levis, après ce fer et ce granit, il étreignait un duc de Bretagne incrusté au cœur de ce noyau.
Par la fatale intervention des Anglais dans les guerres des ducs de Bretagne avec les familles puissantes de cette contrée, on s’explique l’influence qu’ils eurent plus tard en France. Quand ce n’étaient pas les uns qui appelaient les Anglais à trancher le nœud de quelque sanglante prétention, c’étaient les autres; et les uns et les autres ne prévoyaient pas le mal qu’ils préparaient à Charles VII et à ses successeurs par ces alliances funestes. Jean IV, duc de Bretagne, introduit les Anglais en France pour combattre Clisson et lui prendre son château; Clisson, de son côté, se met au service du roi de France, Charles V, qui le nomme connétable et l’aide à repousser Jean IV et les Anglais. Et voilà deux grands rois, deux grands peuples, acharnés l’un contre l’autre pour une mauvaise querelle de fief, pour un tas de pierre arrondi en baronnie. Naisse vite Anne! Anne, la noble Bretonne, qui mit la Bretagne dans le lit de la France!
Confisqué par Jean V, duc de Bretagne, le château de Clisson fut détaché de la famille de ce nom pour être donné soixante ans après par le duc François II à François d’Avaugour, son fils naturel. Il passa, par extinction de race, au prince Rohan de Soubise, puis au domaine de l’état en 1791, enfin à la caisse d’amortissement, qui le vendit en 1807. – La caisse d’amortissement, c’est le ministère de la bande noire.
Chinon est en ruines! La première mention historique qu’on en trouve date du siége que soutint ce château en 462, contre Agidius Afranius, général romain. Chinon résista: jusqu’à la défaite d’Alaric, il demeura en la possession des Visigoths; Clovis le recueillit comme un butin de la victoire. Charles-le-Simple mort, il passa à Thibault-le-Vieux, comte de Blois et de Tours, regardé comme le véritable fondateur du château de Chinon par les additions considérables qu’il y fit. Les ruines actuelles sont celles du Chinon rebâti par le comte de Blois; l’archéologie et l’histoire étant d’accord sur l’authenticité de cette date de reconstruction du château, plus certaine de beaucoup que toutes les dates antérieures, nous avons dû nous en servir comme d’un point de départ incontestable, et placer Chinon sous la race capétienne. En 1096, le pape Urbain II y rendit la liberté à Godefroy-le-Barbu, que son frère Foulques-le-Rechin y retenait prisonnier depuis vingt ans; car il n’était de si beau château qui n’eût sa prison, ses chaînes de fer, ses souterrains pavés de pointes et ses oubliettes. Ceci désenchante l’imagination; pourtant on admettra la funeste opportunité de ces destinations, si on n’a pas oublié, comme je l’ai dit plus haut, que le château renfermait tout le système social rémunérateur et pénitentiaire. Quand il n’y avait ni maisons de détention, ni bagnes, il fallait bien que la justice eût ses lieux de punition: les prisons étaient dans les souterrains des châteaux.
Chinon fut le tombeau d’Henri II, roi d’Angleterre, qui en avait hérité des comtes d’Anjou, ses ancêtres. Il y mourut de tristesse. Mourir de tristesse dans un château sur la Loire! il faut être roi.
Mais la plus grave illustration du château de Chinon est sans contredit celle qu’il a reçue du séjour du grand maître du Temple, Jacques Molay, et des chevaliers de cet ordre. Ils y furent interrogés sur les prétendus crimes dont on les accusait par les cardinaux Béranger, Étienne et Landulphe, d’après le commandement de Philippe-le-Bel et le consentement un peu forcé du pape Clément V. – On voit encore les salles voûtées où s’entama ce procès mystérieux, qui eut pour accusateur un roi, pour témoin un roi, pour juge un roi. Et toujours le même roi: Philippe-le-Bel!
A Chinon reviendrait la solennelle élégie des Templiers, de ces hommes dans l’âme desquels l’esprit d’association s’était divinisé; dont le génie, tout de zèle, d’activité, de piété tolérante, de courage et d’ambition, tempéré par le sage emploi des richesses, aurait conçu, à diverses époques de la société, et selon ses besoins, la Ligue Anséatique ou la compagnie des Indes. Neuf gentilshommes fondent cet ordre au milieu de la poussière d’un grand chemin; nobles, braves, pieux, ils défendent les avenues de la cité sainte; ils en écartent les pierres au pied des pèlerins, et les Arabes aux convois des croisés. Soldats le jour, garde-malades la nuit, ils se servent de la même main pour brandir la lance et pour porter le breuvage au blessé. Un pape remarque leur piété, et aussitôt il leur jette un manteau blanc sur les épaules et leur peint une croix rouge à l’endroit du cœur. Désormais les Turcomans les verront de plus loin; leur dévouement sera plus en péril. Que leur importe? la jeune et meilleure noblesse d’Europe se rallie à leur discipline; un premier baron d’Aragon leur donne la cité de Borgia, avec ses tours crénelées et ses fossés pleins d’eau; et saint Bernard dit d’eux: A l’approche du combat, ils s’arment de foi au dedans et de fer au dehors. Quand Saladin chasse de Jérusalem les premiers croisés, dont la ville sainte était la conquête, les Templiers retournent en Europe sur des chameaux chargés d’or, fruit de quatre-vingt-huit ans de legs pieux, de donations et de bénéfices de leurs commanderies. Ces richesses, immenses à la vérité pour l’époque, paraissent si légitimement acquises au grand maître, qu’il court les déposer à Paris, dans leur maison du Temple. L’œil louche de Philippe-le-Bel suit le convoi à travers les rues. Qui tuerait les possesseurs, pense le roi, aurait le trésor: pour les tuer, il faut leur trouver des crimes. D’abord on les dépopularisera en publiant partout que la gloire du siége de Rhodes appartient aux chevaliers de Saint-Jean, où, du reste, les chevaliers du Temple n’ont pas été appelés à combattre. Ensuite on dira qu’ils boivent beaucoup! Comme si l’ivrognerie pouvait être un des statuts d’un ordre quelconque. Enfin on les torturera; le crime se trouvera de lui-même dans les souffrances.
«Le pape ordonna qu’on lui amenât le grand maître, les grands prieurs, et les principaux commandeurs de France, d’outre-mer, de Normandie, d’Aquitaine et de Poitou. Nous avons ordonné, dit-il dans une autre de ses bulles, qu’on les traduisît