Ne sommes-nous pas heureux de n’avoir pas besoin de recourir aux efforts toujours décevans de l’imagination, aux emprunts, rarement complets, faits à l’érudition, pour bâtir notre grande cité féodale?
Elle existe; je vous la montre: elle est debout; la voilà. Aimeriez-vous mieux qu’elle fût anéantie, pour avoir le triste avantage de la recréer selon vos fictions? Vous faut-il de la mélancolie ou de la réalité? Être de regret et de destruction, l’homme aurait-il besoin d’abattre pour obéir à la nécessité de pleurer ensuite sur les ruines qu’il a faites?
On rattacherait d’abord à ce musée les plus vieux manoirs de la monarchie, ceux qui lui furent d’abord une défense, puis une tyrannie, semblables à ces anciens boucliers dont le milieu était un dard et avec lesquels on tuait en se couvrant.
Prévoyant les difficultés que doit rencontrer notre projet auprès des autres et de nous-même, nous sommes plutôt arrêté qu’effrayé par un doute qui nous vient; ce doute le voici. Ce musée se composera-t-il de châteaux placés dans un rayon de quelques lieues, tiré de Paris? sera-t-il formé de maisons historiques à la portée des étrangers qui visitent la capitale? ou bien, sans avoir égard à leur éloignement, à leur dissémination, s’appropriera-t-on les châteaux placés à toutes les distances, au centre de nos diverses provinces? Notre avis demeure suspendu; car, si nous sommes sûr qu’il reste assez de châteaux sur le sol de la France pour avoir une représentation fidèle du caractère de chaque époque, depuis la fin de la seconde race jusqu’à nous, nous ne sommes pas également convaincu qu’on arriverait au même résultat en ne tenant compte que des châteaux bâtis dans la circonscription de l’ancienne Ile-de-France ou peu en dehors. Cependant, si l’on se confirmait dans la possibilité de concentrer les domaines seigneuriaux autour de Paris, nous préférerions ce dernier parti au premier, parce que les étrangers et les nationaux seraient plus facilement à portée de satisfaire leur curiosité. Les chemins de fer trancheraient victorieusement l’objection des distances. Dans le cas où il serait bien démontré que cette collection monumentale n’est possible qu’en acceptant les distances qu’elle oppose à sa réalisation, il faudrait subir l’obstacle sans prétendre le vaincre. Alors on s’adresserait aux sympathies locales, on mettrait sous les yeux des habitans de nos provinces qu’il dépend d’eux de contribuer à l’exécution d’un projet qui leur vaudrait un double honneur: celui de se montrer fidèles au souvenir de leur origine de famille et celui de doter la France d’un établissement national de plus.
On serait dans une grave erreur si l’on imaginait que les châteaux royaux tombés dans le domaine de l’état et ceux appartenant en propre à la couronne suffiraient, tels qu’ils sont, pour former notre collection. Quand l’idée nous vint de les échelonner par ordre chronologique, travail qui eût été des plus faciles, si même c’eût été là un travail, notre premier soin, on le pense bien, fut d’examiner si chacun de ces châteaux représentait fidèlement une époque, et si l’on était sûr d’en avoir un pour chaque âge de la monarchie. Nos recherches ne furent pas longues; le résultat des premières nous dispensa de les fortifier par d’autres qui ne pouvaient avoir un meilleur sort. Nous eûmes la conviction promptement acquise que les châteaux royaux, Fontainebleau, Versailles, Rambouillet, Chambord, Saint-Germain, Saint-Cloud, etc., etc., n’avaient non seulement, pour la plupart, aucun caractère précis d’antiquité, mais que les principaux d’entre eux réunissaient, par un entassement successif de prodigalités royales, les physionomies diverses, et nécessairement discordantes, de plusieurs règnes. Ayant servi de maisons de splendeur à une ligne de rois jaloux de s’éclipser les uns les autres par la magnificence de leurs constructions, ces résidences avaient fini par être des monceaux d’architecture, des tas de meubles, des marqueteries fatigantes de peintures, un tout dépourvu d’unité et de sens. Fontainebleau peut à bon droit être cité comme le type de ces incohérences, Fontainebleau appelé par un Anglais un rendez-vous de châteaux. Maison de plaisance de nos rois dès le XIIe siècle, simple pavillon de chasse sous Louis VII, Fontainebleau s’agrandit sous Philippe-Auguste et fait les délices solitaires de saint Louis, le plus mélancolique de nos rois, qui le nomme ses déserts. Philippe-le-Bel y naît et y meurt; Charles V sème dans quelques vastes salles de Fontainebleau les premiers volumes d’une collection qui deviendra plus tard la Bibliothèque royale. Et chacun de ces rois, et chacun de leurs successeurs, allonge ou élève la commune demeure, selon qu’il en veut faire un pavillon, un rendez-vous de chasse, un chenil, une bibliothèque ou un tombeau. François Ier ne peut en vouloir faire qu’un palais. Primatice et Rosso dissimuleront par les peintures du dedans les irrégularités du dehors. Paul Ponce enfouira, sous cette montagne formée des pierres jetées par chaque roi en passant, les belles fleurs, les figurations animées de son imagination exquise. Il peuplera cette caverne de salamandres auprès desquelles étincelleront quelques années plus tard les croissans de Henri II. Le désordre passe déjà de l’architecture aux décors. Fontainebleau est comme l’écu d’une vieille maison: plus elle contracte d’alliances, et plus cet écu se charge, se compose, s’embrouille, s’obscurcit et devient inintelligible. De l’Italie, pays de clinquans, les Médicis apportent à Fontainebleau le luxueux mauvais goût des dorures. Épiciers couronnés de Florence, les Médicis plaquent en feuilles aux murs et aux cymaises du château l’or monnayé qu’ils ont gagné dans le commerce. Leur richesse déteint partout. Fontainebleau peut se vendre au poids des sequins de Venise; il est à vingt-trois carats. Meilleur chasseur qu’artiste, l’excellent Henri IV avait collé de l’or sur les peintures de François Ier. Arrive Louis XIV, qui empâte de la sculpture sur l’or, qui divinise le mauvais goût de son aïeul, sauf à laisser à son arrière-petit-fils, Louis XV, le soin de rentrer dans la bonne voie en ravivant les traces effacées du Primatice par les camaïeux de Doyen, de Boucher et de Vanloo. Voilà Fontainebleau Pompadour: la grisaille dévore l’or. Pour achever ce pauvre palais, il n’y manque plus que la colonne toscane de Napoléon. On l’y place. Après la colonne toscane il faut tirer l’échelle.
L’historique de Fontainebleau s’applique également aux autres domaines de la couronne, sans même excepter Saint-Germain-en-Laye, le moins défiguré de tous en apparence par des additions successives; ni Versailles, où éclate avec assez d’illusion l’unité majestueuse de Louis XIV. Nous signalerons avec la précision la plus rigoureuse le vice d’ensemble de ces diverses constructions; nous indiquerons les soudures que toute l’habileté des artistes n’est point parvenue à effacer, quand le tour de les décrire sera venu; en attendant, nous croyons avoir assez fait pour démontrer que, si les châteaux royaux sont de magnifiques amas de pierres, dignes d’être admirés comme pierres, ils ne sont, à tous les égards, d’aucune valeur dans la balance de l’histoire, d’aucun prix comme étude.
Nous rentrons dans la voie de notre sujet.
Nous n’en voudrons qu’à notre maladresse si l’on sent rompre dans la main, à travers notre biographie lapidaire, le fil que nous avons tressé d’histoire et de chronologie afin d’arriver à la compréhension de notre projet. Cependant qu’on accueille nos réserves. Nos épisodes intercalaires sont des lavis et non des peintures. Leur demander l’intérêt qu’ils auraient peut-être sous une forme plus ample serait une rigueur à laquelle nous ne sommes pas habitué; dans tous les cas, nous doutons qu’une insistance plus laborieuse sur des points de simple rappel fût avantageuse à la clarté de notre proposition.
La période romaine réclamerait encore les fortifications aujourd’hui ruinées qui enveloppent la vieille ville de Provins, et principalement la tour qui porte le nom de César. La nomenclature ne serait pas complète si l’on omettait de mentionner ce que renferment