– Alors, c'est autre chose, dit-il. Puis, faisant signe à ses compagnons de le suivre, il s'écarta avec eux et leur dit quelques mots, après lesquels ils s'éloignèrent.
– Cachez cette bague, murmura Geneviève pendant ce temps; tout le monde la connaît ici. Maurice ôta vivement la bague de son doigt et la glissa dans la poche de son gilet.
Un instant après, la porte du pavillon s'ouvrit, et Dixmer, sans arme, s'avança vers Maurice.
– Pardon, citoyen, lui dit-il; que n'ai-je su plus tôt les obligations que je vous avais! Ma femme, tout en se souvenant du service que vous lui aviez rendu dans la soirée du 10 mars, avait oublié votre nom. Nous ignorions donc complètement à qui nous avions à faire; sans cela, croyez-le bien, nous n'eussions pas un instant suspecté votre honneur ni soupçonné vos intentions. Ainsi donc, pardon, encore une fois!
Maurice était stupéfait; il se tenait debout par un miracle d'équilibre; il sentait que la tête lui tournait, il était près de tomber.
Il s'appuya à la cheminée.
– Mais enfin, dit-il, pourquoi vouliez-vous donc me tuer?
– Voilà le secret, citoyen, dit Dixmer, et je le confie à votre loyauté. Je suis, comme vous le savez déjà, maître tanneur et chef de cette tannerie. La plupart des acides que j'emploie pour la préparation de mes peaux sont des marchandises prohibées. Or, les contrebandiers que j'emploie avaient avis d'une délation faite au conseil général. Vous voyant prendre des informations, j'ai eu peur. Mes contrebandiers ont eu encore plus peur que moi de votre bonnet rouge et de votre air décidé, et je ne vous cache pas que votre mort était résolue.
– Je le sais pardieu bien, s'écria Maurice, et vous ne m'apprenez là rien de nouveau. J'ai entendu votre délibération et j'ai vu votre carabine.
– Je vous ai déjà demandé pardon, reprit Dixmer d'un air de bonhomie attendrissante. Comprenez donc ceci, que, grâce aux désordres du temps, nous sommes, moi et mon associé, M. Morand, en train de faire une immense fortune. Nous avons la fourniture des sacs militaires; tous les jours nous en faisons confectionner quinze cents, ou deux mille. Grâce au bienheureux état de choses dans lequel nous vivons, la municipalité, qui a fort à faire, n'a pas le temps de vérifier bien exactement nos comptes, de sorte, il faut bien l'avouer, que nous pêchons un peu en eau trouble; d'autant plus, comme je vous le disais, que les matières préparatoires que nous nous procurons par contrebande nous permettent de gagner deux cents pour cent.
– Diable! fit Maurice, cela me paraît un bénéfice assez honnête, et je comprends maintenant votre crainte qu'une dénonciation de ma part ne le fît cesser; mais maintenant que vous me connaissez, vous êtes rassuré, n'est-ce pas?
– Maintenant, dit Dixmer, je ne vous demande même plus votre parole.
Puis, lui posant la main sur l'épaule et le regardant avec un sourire:
– Voyons, lui dit-il, à présent que nous sommes en petit comité et entre amis, je puis le dire, que veniez-vous faire par ici, jeune homme? Bien entendu, ajouta le maître tanneur, que si vous voulez vous taire, vous êtes parfaitement libre.
– Mais je vous l'ai dit, je crois, balbutia Maurice.
– Oui, une femme, dit le bourgeois, je sais qu'il était question d'une femme.
– Mon Dieu! pardonnez-moi, citoyen, dit Maurice; mais je comprends à merveille que je vous dois une explication. Eh bien, je cherchais une femme qui, l'autre soir, sous le masque, m'a dit demeurer dans ce quartier. Je ne sais ni son nom, ni sa position, ni sa demeure. Seulement, je sais que je suis amoureux fou, qu'elle est petite…
Geneviève était grande.
– Qu'elle est blonde et qu'elle a l'air éveillé… Geneviève était brune avec de grands yeux pensifs.
– Une grisette enfin… continua Maurice; aussi, pour lui plaire, ai-je pris cet habit populaire.
– Voilà qui explique tout, dit Dixmer avec une foi angélique que ne démentait point le moindre regard sournois.
Geneviève avait rougi, et, se sentant rougir, s'était détournée.
– Pauvre citoyen Lindey, dit Dixmer en riant, quelle mauvaise heure nous vous avons fait passer, et vous êtes bien le dernier à qui j'eusse voulu faire du mal; un si bon patriote, un frère!.. Mais, en vérité, j'ai cru que quelque malintentionné usurpait votre nom.
– Ne parlons plus de cela, dit Maurice, qui comprit qu'il était temps de se retirer; remettez-moi dans mon chemin et oublions…
– Vous remettre dans votre chemin? s'écria Dixmer; vous quitter? Ah! non pas, non pas! je donne ou plutôt, mon associé et moi, nous donnons ce soir à souper aux braves garçons qui voulaient vous égorger tout à l'heure. Je compte bien vous faire souper avec eux pour que vous voyiez qu'ils ne sont point si diables qu'ils en ont l'air.
– Mais, dit Maurice au comble de la joie de rester quelques heures près de Geneviève, je ne sais vraiment si je dois accepter.
– Comment! si vous devez accepter, dit Dixmer; je le crois bien: ce sont de bons et francs patriotes comme vous; d'ailleurs, je ne croirai que vous m'avez pardonné que lorsque nous aurons rompu le pain ensemble.
Geneviève ne disait pas un mot. Maurice était au supplice.
– C'est qu'en vérité, balbutia le jeune homme, je crains de vous gêner, citoyen… Ce costume… ma mauvaise mine… Geneviève le regarda timidement.
– Nous offrons de bon cœur, dit-elle.
– J'accepte, citoyenne, répondit Maurice en s'inclinant.
– Eh bien, je vais rassurer nos compagnons, dit le maître tanneur; chauffez-vous en attendant, cher ami. Il sortit. Maurice et Geneviève restèrent seuls.
– Ah! monsieur, dit la jeune femme avec un accent auquel elle essayait inutilement de donner le ton du reproche, vous avez manqué à votre parole, vous avez été indiscret.
– Quoi! madame, s'écria Maurice, vous aurais-je compromise? Ah! dans ce cas, pardonnez-moi; je me retire, et jamais…
– Dieu! s'écria-t-elle en se levant, vous êtes blessé à la poitrine! votre chemise est toute teinte de sang!
En effet, sur la chemise si fine et si blanche de Maurice, chemise qui faisait un étrange contraste avec ses habits grossiers, une large plaque de rouge s'était étendue et avait séché.
– Oh! n'ayez aucune inquiétude, madame, dit le jeune homme; un des contrebandiers m'a piqué avec son poignard. Geneviève pâlit, et lui prenant la main:
– Pardonnez-moi, murmura-t-elle, le mal qu'on vous a fait; vous m'avez sauvé la vie, et j'ai failli être cause de votre mort.
– Ne suis-je pas bien récompensé en vous retrouvant? car, n'est-ce pas, vous n'avez pas cru un instant que ce fût une autre que vous que je cherchais?
– Venez avec moi, interrompit Geneviève, je vous donnerai du linge… Il ne faut pas que nos convives vous voient en cet état: ce serait pour eux un reproche trop terrible.
– Je vous gêne bien, n'est-ce pas? répliqua Maurice en soupirant.
– Pas du tout, j'accomplis un devoir. Et elle ajouta:
– Je l'accomplis même avec grand plaisir. Geneviève conduisit alors Maurice vers un grand cabinet de toilette d'une élégance et d'une distinction qu'il ne s'attendait pas à trouver dans la maison d'un maître tanneur.
Il est vrai que ce maître tanneur paraissait millionnaire. Puis elle ouvrit toutes les armoires.
– Prenez, dit-elle, vous êtes chez vous. Et elle se retira. Quand Maurice sortit, il trouva Dixmer, qui était revenu.
– Allons, allons, dit-il, à table! on n'attend plus que vous.
IX
Le