Ce fut, comme nous l'avons dit, une course, et non un retour, que la marche de Maurice; il se déshabilla sans le secours de son valet de chambre, ne répondit pas à sa cuisinière, qui lui montrait un souper tout préparé; puis, prenant les lettres de la journée sur sa table, il les lut toutes, les unes après les autres, sans en comprendre un seul mot. Le brouillard de la jalousie, l'ivresse de la raison, n'était point encore dissipé.
À dix heures, Maurice se coucha machinalement, comme il avait fait toutes choses depuis qu'il avait quitté Geneviève.
Si, à Maurice de sang-froid, on eût raconté comme d'un autre la conduite étrange qu'il avait tenue, il ne l'aurait pas comprise, et il eût regardé comme fou celui qui avait accompli cette espèce d'action désespérée, que n'autorisaient ni une trop grande réserve, ni un trop grand abandon de Geneviève; ce qu'il sentit seulement, ce fut un coup terrible porté à des espérances dont il ne s'était jamais même rendu compte, et sur lesquelles, toutes vagues qu'elles étaient, reposaient tous ses rêves de bonheur qui, pareils à une insaisissable vapeur, flottaient informes à l'horizon.
Aussi il arriva à Maurice ce qui arrive presque toujours en pareil cas: étourdi du coup reçu, il s'endormit aussitôt qu'il se sentit dans son lit, ou plutôt il demeura privé de gentiment jusqu'au lendemain.
Un bruit le réveilla cependant: c'était celui que faisait son officieux en ouvrant la porte; il venait, selon sa coutume, ouvrir les fenêtres de la chambre à coucher de Maurice, qui donnaient sur un grand jardin, et apporter des fleurs.
On cultivait force fleurs en 93, et Maurice les adorait; mais il ne jeta pas même un coup d'œil sur les siennes, et, appuyant à demi soulevée sa tête alourdie sur sa main, il essaya de se rappeler ce qui s'était passé la veille.
Maurice se demanda à lui-même, sans pouvoir s'en rendre compte, quelles étaient les causes de sa maussaderie; la seule était sa jalousie pour Morand; mais le moment était mal choisi de s'amuser à être jaloux d'un homme, quand cet homme était à Rambouillet, et qu'en tête à tête avec la femme qu'on aime, on jouit de ce tête-à-tête avec toute la suavité dont l'entoure la nature, qui se réveille dans un des premiers beaux jours de printemps.
Ce n'était point la défiance de ce qui avait pu se passer dans cette maison d'Auteuil où il avait conduit Geneviève et où elle était restée plus d'une heure; non, le tourment incessant de sa vie, c'était cette idée que Morand était amoureux de Geneviève; et, singulière fantaisie du cerveau, singulière combinaison du caprice, jamais un geste, jamais un regard, jamais un mot de l'associé de Dixmer n'avait donné une apparence de réalité à une pareille supposition.
La voix du valet de chambre le tira de sa rêverie.
– Citoyen, dit-il en lui montrant les lettres ouvertes sur la table, avez-vous fait choix de celles que vous gardez, ou puis-je tout brûler?
– Brûler quoi? dit Maurice.
– Mais les lettres que le citoyen a lues hier avant de se coucher. Maurice ne se souvenait pas d'en avoir lu une seule.
– Brûlez tout, dit-il.
– Voici celles d'aujourd'hui, citoyen, dit l'officieux. Il présenta un paquet de lettres à Maurice et alla jeter les autres dans la cheminée. Maurice prit le papier qu'on lui présentait, sentit sous ses doigts l'épaisseur d'une cire, et crut vaguement reconnaître un parfum ami. Il chercha parmi les lettres, et vit un cachet et une écriture qui le firent tressaillir. Cet homme, si fort en face de tout danger, pâlissait à la seule odeur d'une lettre. L'officieux s'approcha de lui pour lui demander ce qu'il avait; mais Maurice lui fit de la main signe de sortir. Maurice tournait et retournait cette lettre; il avait le pressentiment qu'elle renfermait un malheur pour lui, et il tressaillit comme on tremble devant l'inconnu.
Cependant il rappela tout son courage, l'ouvrit et lut ce qui suit:
«Citoyen Maurice, «Il faut que nous rompions des liens qui, de votre côté, affectent de dépasser les lois de l'amitié. Vous êtes un homme d'honneur, citoyen, et, maintenant qu'une nuit s'est écoulée sur ce qui s'est passé entre nous hier au soir, vous devez comprendre que votre présence est devenue impossible à la maison. Je compte sur vous pour trouver telle excuse qu'il vous plaira près de mon mari. En voyant arriver aujourd'hui même une lettre de vous pour M. Dixmer, je me convaincrai qu'il faut que je regrette un ami malheureusement égaré, mais que toutes les convenances sociales m'empêchent de revoir.
«Adieu pour toujours.
«GENEVIÈVE.»
«P. – S. —Le porteur attend la réponse.»
Maurice appela: le valet de chambre reparut.
– Qui a apporté cette lettre?
– Un citoyen commissionnaire.
– Est-il là?
– Oui.
Maurice ne soupira point, n'hésita point. Il sauta à bas de son lit, passa un pantalon à pieds, s'assit devant son pupitre, prit la première feuille de papier venue (il se trouva que c'était un papier avec en-tête imprimée au nom de la section), et écrivit:
«Citoyen Dixmer, «Je vous aimais, je vous aime encore, mais je ne puis plus vous voir.»
Maurice chercha la cause pour laquelle il ne pouvait plus voir le citoyen Dixmer, et une seule se présenta à son esprit, ce fut celle qui, à cette époque, se serait présentée à l'esprit de tout le monde. Il continua donc:
«Certains bruits courent sur votre tiédeur pour la chose publique. Je ne veux point vous accuser et n'ai point de vous mission de vous défendre. Recevez mes regrets et soyez persuadé que vos secrets demeurent ensevelis dans mon cœur.»
Maurice ne relut pas même cette lettre, qu'il avait écrite, comme nous l'avons dit, sous l'impression de la première idée qui s'était présentée à lui. Il n'y avait pas de doute sur l'effet qu'elle devait produire. Dixmer, excellent patriote, comme Maurice avait pu le voir à ses discours du moins, Dixmer se fâcherait en la recevant: sa femme et le citoyen Morand l'engageraient sans doute à persévérer, il ne répondrait même pas, et l'oubli viendrait comme un voile noir s'étendre sur le passé riant, pour le transformer en avenir lugubre. Maurice signa, cacheta la lettre, la passa à son officieux, et le commissionnaire partit.
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