La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle. Marie Catherine d'Aulnoy. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Marie Catherine d'Aulnoy
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Книги о Путешествиях
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pensez pas, ma chère cousine, qu'il suffise de dire: allez quérir telles choses pour les avoir, très-souvent on ne trouve rien du tout. Mais supposez que l'on trouve ce que l'on veut, il faut commencer par donner de l'argent; de manière que, sans avoir encore rien mangé, votre repas est compté et payé, car on ne permet au maître de l'hôtellerie que de vous donner le logement. Ils disent pour raison qu'il n'est pas juste qu'un seul profite de l'arrivée des voyageurs, et qu'il vaut mieux que l'argent se répande en plusieurs endroits26.

      L'on n'entre en aucun lieu pour dîner; l'on porte sa provision, et l'on s'arrête au bord de quelque ruisseau où les muletiers font manger leurs mulets. C'est de l'avoine ou de l'orge avec de la paille hachée qu'ils ont dans de grands sacs; car pour du foin, on ne leur en donne point. Il n'est pas permis à une femme ou à une fille de demeurer plus de deux jours dans une hôtellerie sur les chemins, à moins qu'elle n'ait des raisons très-apparentes. En voilà assez pour que vous soyez informée des hôtelleries, et de la manière dont on y est reçu.

      Après le souper, ces messieurs jouèrent à l'hombre, et, comme je ne suis pas assez forte pour jouer contre eux, je m'intéressai avec Don Frédéric de Cardone, et Don Fernand de Tolède se mit près du brasier avec moi. Il me dit qu'il aurait bien souhaité que j'eusse eu le temps de passer par Valladolid; que c'est la plus agréable ville de la vieille Castille; qu'elle avait été longtemps la demeure des rois d'Espagne et qu'ils y ont un palais digne de leur grandeur; que, pour lui, il y avait des parentes qui se feraient un plaisir de m'y régaler, et qu'elles n'auraient pas manqué de me faire voir l'église des Dominicains, que les ducs de Lerme ont fondée; qu'elle était fort riche, et le portail d'une singulière beauté, à cause des figures et des bas-reliefs qui l'enrichissent; que, dans le collége du même couvent, les Français y voyaient avec satisfaction toutes les murailles semées de fleurs de lis, et que l'on disait qu'un évêque qui appartenait au roi de France les avait fait peindre. Il ajouta qu'elles m'auraient menée aux religieuses de Sainte-Claire, pour voir, dans le chœur de leur église, le tombeau d'un chevalier castillan, dont on prétend qu'il sort des accents et des plaintes toutes les fois que quelqu'un de sa famille doit mourir. Je souris à cela, comme étant dans le doute d'une chose à laquelle effectivement je ne crois point. Vous n'ajoutez pas foi à ce que je vous dis, continua-t-il, et je ne voudrais pas non plus vous l'assurer comme une vérité incontestable, bien que tout le monde en soit persuadé en ce pays-ci. Mais il est certain qu'il y a une cloche en Aragon, dans un bourg appelé Vililla, sur l'Èbre, laquelle a dix brasses de tour; et il arrive qu'elle sonne quelquefois toute seule, sans que l'on puisse remarquer qu'elle soit agitée par les vents ni par aucun tremblement de terre, en un mot, par rien de visible. Elle tinte d'abord, et ensuite, d'intervalle en intervalle, elle sonne à volée tant le jour que la nuit. Lorsqu'on l'entend, on ne doute point qu'elle n'annonce quelque sinistre accident. C'est ce qui arriva en 1601, le jeudi 13 de juin jusqu'au samedi 15 du même mois. Elle cessa alors de sonner et elle recommença le jour de la Fête-Dieu, comme on était sur le point de faire la procession. Elle sonna aussi quand Alphonse, cinquième Roi d'Aragon, alla en Italie pour prendre possession du royaume de Naples. On l'entendit à la mort de Charles-Quint. Elle marqua le départ pour l'Afrique du Roi de Portugal Don Sébastien, l'extrémité du Roi Philippe second et le trépas de sa dernière femme, la Reine Anne. Vous voulez que je vous croie, Don Fernand, lui dis-je, il semble que je suis trop opiniâtre de ne me pas rendre encore; mais vous conviendrez qu'il est des choses dont il est permis de douter. Avouez plutôt, Madame, reprit-il d'un air enjoué, que c'est manque de foi pour moi; car je ne vous ai rien dit qui ne soit su de tout le monde; mais peut-être croiriez-vous davantage Don Estève de Carvajal, sur une chose aussi extraordinaire qui est en son pays. Il l'appela en même temps, et lui demanda s'il n'était pas vrai qu'il y avait, au couvent des Frères Prêcheurs de Cordoue, une cloche qui ne manquait pas de sonner toutes les fois qu'il doit mourir un religieux, et qu'ainsi l'on en sait le temps à un jour près. Don Estève confirma ce que disait Don Fernand, et si je m'en suis pas demeurée absolument convaincue, j'en ai, tout au moins, fait semblant.

      Vous passez si vite dans la Vieille-Castille, continua Don Fernand, que vous n'aurez pas le temps d'y rien voir de remarquable. On y parle partout du portrait de la sainte Vierge qui s'est trouvé miraculeusement empreint sur un rocher27. Il est aux religieuses Augustines d'Avila, et beaucoup de personnes s'y rendent par dévotion; mais on n'a guère moins de curiosité pour certaines mines de sel qui sont proches de là, dans un village appelé Mangraville; l'on descend plus de deux cents degrés sous terre, et l'on entre dans une vaste caverne, formée par la nature, dont le haut est soutenu par un seul pilier de sel cristallin d'une grosseur et d'une beauté surprenantes. Assez proche de ce lieu, dans la ville de Soria, on voit un grand pont sans rivière et une grande rivière sans pont, parce qu'elle a changé de lit par un tremblement de terre.

      Mais si vous veniez jusqu'à Médina-del-Campo, ajouta-t-il, je suis sûr que les habitants vous y feraient une entrée, par la seule raison que vous êtes Française, et qu'ils se piquent d'aimer les Français, pour se distinguer un peu des sentiments des autres Castillans. Leur ville est tellement privilégiée, que le Roi d'Espagne n'a pas le pouvoir d'y créer des officiers, ni le Pape même d'y conférer des bénéfices. Ce droit appartient aux bourgeois, et très-souvent ils se battent pour l'élection des ecclésiastiques et des magistrats.

      Une des choses que les étrangers trouvent la plus belle dans ce pays-ci, c'est l'aqueduc de Ségovie, qui est long de cinq lieues; il a plus de deux cents arches d'une hauteur extraordinaire, bien qu'en plusieurs endroits il y en ait deux l'une sur l'autre, et il est tout bâti de pierres de taille, sans que pour les joindre on y ait employé ni mortier ni ciment. On le regarde comme un ouvrage des Romains, ou du moins qui est digne de l'être. La rivière qui est au bout de la ville entoure le château et lui sert de fossé: il est bâti sur le roc. Entre plusieurs choses remarquables, on y voit les portraits des Rois d'Espagne qui ont régné depuis plusieurs siècles et de toutes les villes du royaume. On ne bat monnaie qu'à Séville et à Ségovie; l'on tient les pièces de huit qu'on y fait pour plus belles que les autres. C'est par le moyen de la rivière que certains moulins tournent, lesquels servent à battre la monnaie. On y trouve aussi des promenades charmantes le long d'une prairie plantée d'ormeaux dont le feuillage est si épais, que les plus grandes ardeurs du soleil ne le peuvent pénétrer. Je ne manque pas de curiosité, lui dis-je, pour toutes les choses qui le méritent, mais je manque à présent de temps pour les voir; je serais néanmoins bien aise d'arriver d'assez bonne heure à Burgos pour me promener dans la ville. C'est-à-dire, Madame, reprit Don Fernand, qu'il faut vous laisser en état de vous retirer. Il en avertit les chevaliers, qui quittèrent le jeu, et nous nous séparâmes.

      Je me suis levée ce matin avant le jour et je finis cette lettre à Burgos où je viens d'arriver. Ainsi, ma chère cousine, je ne vous en manderai rien aujourd'hui; mais je profiterai de la première occasion pour vous donner de mes nouvelles.

      A Burgos, le 27 février 1679.

      QUATRIÈME LETTRE

      Nous eûmes lieu de nous apercevoir, en arrivant à Burgos, que cette ville est plus froide que toutes celles par où nous avions passé; l'on dit aussi que l'on n'y ressent jamais ces grandes et excessives chaleurs qui tuent dans les autres endroits de l'Espagne. La ville est sur la pente de la montagne et s'étend dans la plaine, jusqu'au bord de la rivière qui mouille le pied des murailles. Les rues sont fort étroites et inégales; le château, qui n'est pas grand, mais assez fort, se voit sur le haut de la montagne; un peu plus bas est l'arc de triomphe de Fernando Gonzalès, que les curieux trouvent extrêmement beau. Cette ville a été la première reconquise sur les Maures, et les Rois d'Espagne y ont demeuré longtemps; c'est la capitale de la Vieille-Castille. Elle tient le premier rang dans les deux États des deux Castilles, bien que Tolède le lui dispute. On y voit de beaux bâtiments, et le palais des Velasco est un des plus magnifiques28. L'on trouve, dans tous les carrefours et dans les places publiques, des fontaines jaillissantes, avec des statues dont quelques-unes sont bien faites; mais ce qui est le plus beau, c'est l'église cathédrale; elle est tellement grande et vaste, que l'on y chante la messe en cinq chapelles différentes sans s'interrompre les uns les autres; l'architecture en est


<p>26</p>

L'incurie espagnole a perpétué jusqu'à nos jours un règlement du dix-septième siècle, qui avait pour but de faciliter les diverses professions. Ce règlement s'appliquait alors avec une telle rigueur, que l'aubergiste du Hollandais Van Aarsen de Sommerdyck fut traduit en justice pour avoir engraissé des volailles qu'il destinait à la table de ses hôtes. La police se mêlait, on le voit, des moindres détails.

<p>27</p>

Chaque église avait ainsi sa légende. Le conseiller Bertault fut invité à faire ses oraisons devant une cage de poules merveilleuses que l'on conservait dans l'église de San Domingo de la Calzada, près de Najera. Au dire du sacristain, un homme qui avait été pendu et qui, pour le bon exemple, était depuis plusieurs années resté accroché à la potence, appela de toutes ses forces un passant et le pria d'aller chez le corrégidor pour obtenir qu'il fût décroché de sa potence, et qu'il pût aller expliquer par quelle suite d'erreurs il avait été condamné. Le passant trouva le corrégidor fort incrédule; c'était, à ce qu'il semble, un esprit fort frisant l'hérétique. Il répondit qu'il croirait à ce miracle si le poulet rôti qu'on venait de lui servir venait à ressusciter. A l'instant, le poulet se dressa sur ses pattes et se mit à chanter. Le corrégidor, touché cette fois, courut à la potence, délivra son homme dont l'innocence ne tarda pas à être établie. En souvenir de cette intervention de Dieu, le poulet fut précieusement recueilli, placé comme une relique dans l'église, et devint l'auteur de la vénérable famille que le conseiller Bertault avait sous les yeux. (Journal d'un Voyage en Espagne, p. 17.)

<p>28</p>

Les Velasco, ducs de Frias.