«Il partit comme un furieux à la quête du marquis de Barbaran, il le chercha partout sans pouvoir le trouver. Il parcourut l'Italie, passa par l'Allemagne, il revint en Flandre, il se rendit en France. On l'assura que le marquis était à Valence, en Espagne. Il y fut et ne l'y rencontra point. Enfin, trois ans s'étant écoulés sans qu'il pût trouver les moyens de sacrifier son ennemi aux mânes de sa maîtresse; la grâce qui peut tout, et particulièrement sur les grandes âmes, toucha la sienne si efficacement, que tout à coup il changea ses désirs de vengeance en des désirs sérieux de faire son salut et de sortir du monde.
«Étant rempli de cet esprit, il retourna en Sardaigne: il vendit tout son bien, qu'il distribua à quelques-uns de ses amis, qui avec beaucoup de mérites étaient fort pauvres, et par ce moyen il se rendit si pauvre lui-même, qu'il voulut être réduit à demander l'aumône.
«Il avait vu, en allant autrefois à Madrid, un lieu tout propre à faire un ermitage (c'est vers le Mont-Dragon). Cette montagne est presque inaccessible, et l'on n'y passe que par une ouverture qui est au milieu d'un grand rocher. Elle se ferme lorsqu'il tombe de la neige, et l'ermitage est enseveli plus de six mois dessous. Don Louis en fit bâtir un en ce lieu; il avait accoutumé d'y passer des années entières sans voir qui que ce soit. Il y faisait les provisions nécessaires, il a de bons livres et il demeurait seul dans cette affreuse solitude; mais cette année, on l'a forcé de venir ici à cause d'une grande maladie dont il a pensé mourir. Il y a déjà quatre ans qu'il mène une vie toute spirituelle et si différente de celle pour laquelle il était né, que ce n'est qu'avec peine qu'il voit les personnes qui le connaissent.
«A l'égard du marquis de Barbaran, il a quitté pour jamais l'île de Sardaigne, où il n'a pas la liberté de retourner. J'ai appris qu'il s'est remarié à Anvers, à la veuve d'un Espagnol nommé Fonceca.
«Et c'est lui-même qui a raconté à un de mes amis les particularités de son crime; il en est si furieusement bourrelé, qu'il croit toujours voir sa femme mourante qui lui fait des reproches, et son imagination en est si blessée, qu'il en a contracté une noire mélancolie dont on appréhende qu'il ne meure bientôt ou qu'il ne perde tout à fait l'esprit.»
«Ce cavalier se tut à cet endroit, et comme je n'avais pu m'empêcher de pleurer la fin tragique d'une si aimable personne, Don Fernand de Tolède, qui l'avait remarqué et qui n'avait pas voulu m'en parler, crainte d'interrompre le fil de l'histoire, m'en fit la guerre et me dit galamment, qu'il était ravi de me connaître sensible a la pitié, et que je pourrais n'être pas longtemps sans trouver des sujets dignes de l'exercer. Je m'arrêtai moins à lui répondre, qu'à remercier ce gentilhomme qui avait bien voulu me raconter une aventure aussi extraordinaire. Je le priai de faire mes compliments à Don Louis et de lui donner de ma part deux pistoles, puisqu'il recevait des aumônes. Don Fernand et chacun des chevaliers en donnèrent autant. «Voilà, nous dit ce cavalier, de quoi enrichir les pauvres de Vittoria, car Don Louis ne s'approprie pas des charités si fortes.» Nous dîmes qu'il en était le maître et qu'il en ferait tel usage qu'il jugerait à propos; mais pour en revenir à mes aventures.»
Bien que j'aie un passe-port du roi d'Espagne le mieux spécifié et le plus général qu'il est possible, j'ai été obligée de prendre un billet de la douane, car, sans cette précaution, on aurait confisqué toutes mes hardes. De quoi me sert le passe-port du roi? leur ai-je dit. – De rien du tout, ont-ils répliqué; les commis et les gardes des douanes ne daignent pas même jeter les yeux dessus; ils disent qu'il faut que le roi vienne les assurer que cet ordre vient de lui; lorsque l'on manque à la formalité de prendre ce billet, l'on vous confisque tout ce que vous avez. Il est inutile de s'excuser sur ce que l'on est étranger et qu'on est mal informé des coutumes du pays. Ils répondent sèchement que l'ignorance de l'étranger fait le profit de l'Espagnol16. Le mauvais temps m'a retenue encore deux jours ici, pendant lesquels j'ai vu la Gouvernante et la Comédie. La principale place de cette ville est ornée d'une fort belle fontaine, qui est au milieu; elle est entourée de la Maison de Ville, de la prison, de deux couvents et de plusieurs maisons assez bien bâties. Il y a la ville neuve et la vieille; tout le monde quitte cette dernière pour venir demeurer dans l'autre. On y trouve des marchands fort riches; leur commerce se fait à Saint-Sébastien ou à Bilbao. Ils envoient beaucoup de fer à Grenade, en Estramadure, en Galice et dans les autres parties du royaume. Je remarquai que les grandes rues sont bordées de beaux arbres, et ces arbres arrosés de ruisseaux d'eau vive. Du Mont Saint-Adrian ici, il y a sept lieues; enfin je vais partir et finir cette longue lettre; il est tard, et je vous ai tant parlé de ce que j'ai vu, que je ne vous ai rien dit de ce que je sens pour vous. Croyez au moins, ma chère cousine, que ce n'est pas manque d'avoir bien des choses à vous dire; votre cœur m'en sera caution s'il est encore à mon égard ce que vous m'avez promis.
De Vittoria, ce 24 février 1679.
TROISIÈME LETTRE
Mes lettres sont si longues qu'il est difficile de croire, quand je les finis, que j'aie encore quelque chose à vous dire; cependant, ma chère cousine, je n'en ferme jamais aucune qu'il ne me reste toujours de quoi vous en écrire une autre. Quand je n'aurais à vous parler que de mon amitié, c'est un chapitre inépuisable. Vous en jugerez aisément par le plaisir que je trouve à faire ce que vous souhaitez. Vous avez voulu savoir toutes les particularités de mon voyage: je vais continuer de vous les raconter.
Je partis assez tard de Vittoria, à cause que je m'étais arrêtée chez la Gouvernante dont je vous ai parlé, et nous fûmes coucher à Miranda. Le pays est fort agréable jusqu'à Arigny. Nous arrivâmes ensuite par un chemin difficile au bord de la rivière d'Urola, dont le bruit est d'autant plus grand qu'elle est remplie de gros rochers sur lesquels l'eau frappe, bondit, retombe et forme des cascades naturelles en plusieurs endroits. Nous continuâmes de monter les hautes montagnes des Pyrénées où nous courûmes, mille dangers différents. Nous y vîmes les restes antiques d'un vieux château, où l'on ne fait pas moins revenir de lutins qu'à celui de Guebare; il est proche de Gargançon, et comme il nous y fallut arrêter pour montrer mon passe-port, parce que l'on paye là les droits du Roi, j'appris de l'alcade du bourg, qui s'approcha de ma litière pour lier conversation avec moi, que l'on disait dans le pays qu'il y avait autrefois un roi et une reine qui avaient pour fille une princesse si belle et si charmante, qu'on la prenait plutôt pour une divinité que pour une simple mortelle. On l'appelait Mira, et c'est de son nom qu'est venu le Mira des Espagnols, qui veut dire regarde; parce que, aussitôt qu'on la voyait, tout le monde attentif s'écriait: Mira, Mira; voilà l'étymologie d'un nom tirée d'assez loin. On ne voyait point cette princesse sans en devenir éperdument amoureux; mais sa fierté et son indifférence faisaient mourir tous ses amants. Le basilic n'avait jamais tant tué de monde que la belle et trop dangereuse Mira. Elle dépeupla ainsi le royaume de son père et toutes les contrées d'alentour. Ce n'était que morts et mourants. Après s'être adressé inutilement à elle, on s'adressait au ciel pour demander justice de sa rigueur. Les dieux s'irritèrent enfin, et les déesses ne furent pas les dernières à se fâcher; de sorte que, pour la punir, les fléaux du ciel achevèrent de ravager le royaume de son père. Dans cette affliction générale, il consulta l'oracle, qui dit que tant de malheurs ne cesseraient point jusqu'à ce que Mira eût expié les maux que ses yeux avaient faits, et qu'il fallait qu'elle partît; que les destins la conduiraient dans le lieu fatal où elle devait perdre son repos et sa liberté. La princesse obéit, croyant qu'il était impossible qu'elle fût touchée de tendresse. Elle ne mena avec elle que sa nourrice; elle était vêtue en simple bergère, de peur qu'on la remarquât, soit par mer, soit par terre. Elle parcourut les deux tiers du monde, faisant chaque jour trois où quatre douzaines d'homicides, car sa beauté n'était point diminuée par les fatigues du voyage. Elle arriva proche de ce vieux château qui était à un jeune comte appelé Nios, doué de mille perfections, mais le plus farouche de tous les hommes. Il passait sa vie dans les bois; dès qu'il apercevait une femme, il la fuyait, et, de toutes