La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle. Marie Catherine d'Aulnoy. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Marie Catherine d'Aulnoy
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Книги о Путешествиях
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c'est le père ou la mère, ou quelque proche parente, qui les prononcent pour elles, pendant que la petite victime s'amuse avec des confitures et se laisse habiller comme on veut. Le marché tient néanmoins, il ne faut pas songer à s'en dédire: mais à cela près, elles ont tout ce qu'elles peuvent souhaiter dans leur condition. Il y en a, à Madrid, que l'on appelle les Dames de Saint-Jacques. Ce sont proprement des chanoinesses qui font leurs preuves comme les chevaliers de cet ordre. Elles portent, comme eux, une épée faite en forme de croix, brodée de soie cramoisie; elles en ont sur leurs scapulaires et sur leurs grands manteaux qui sont blancs. La maison de ces Dames est magnifique; toutes celles qui les vont voir y entrent sans difficulté. Leurs appartements sont très-beaux; elles ne sont pas moins bien meublées qu'elles le seraient dans le monde. Elles jouissent de très-grosses pensions, et chacune d'elles a trois ou quatre femmes pour la servir. Il est vrai qu'elles ne sortent jamais, et ne voient leurs plus proches parents qu'au travers de plusieurs grilles. Cela ne plairait peut-être pas dans un autre pays, mais en Espagne on y est accoutumé39.

      Il y a même des couvents où les religieuses voient plus de cavaliers que les femmes qui sont dans le monde. Elles ne sont aussi guère moins galantes. L'on ne peut avoir plus d'esprit et de délicatesse qu'elles en ont: et comme je vous l'ai dit, Madame, la beauté y règne plus qu'ailleurs; mais il faut convenir qu'il s'en trouve parmi elles qui ressentent bien vivement d'avoir été sacrifiées de si bonne heure. Elles regardent les plaisirs qu'elles n'ont jamais goûtés comme les seuls qui peuvent faire le bonheur de la vie. Elles passent la leur dans un état digne de pitié, disant toujours qu'elles ne sont là que par force, et que les vœux qu'on leur fait prononcer à cinq ou six ans, doivent être regardés comme des jeux d'enfants.

      Madame, lui dis-je, il aurait été grand dommage que vos proches vous eussent destinée à vivre ainsi; et l'on peut juger, en vous voyant, que toutes les belles Espagnoles ne sont pas religieuses. Hélas! Madame, dit-elle, en poussant un soupir, je ne sais ce que je voudrais être. Il semble que j'aie l'esprit fort mal tourné de n'être pas contente de ma fortune; mais on a quelquefois des peines que toute la raison ne saurait surmonter. En achevant ces mots, elle attacha ses yeux contre terre, et elle s'abandonna tout à coup à une si profonde rêverie, qu'il me fut aisé de juger qu'elle avait de grands sujets de déplaisir; quelque curiosité que j'eusse de les apprendre; il y avait si peu que nous étions ensemble, que je n'osai la prier de me donner ce témoignage de sa confiance, et, pour la tirer de la mélancolie où elle était, je la priai de me dire des nouvelles de la cour d'Espagne, puisqu'elle venait de Madrid. Elle fit effort sur elle-même pour se remettre un peu; elle nous dit que l'on avait fait de grandes illuminations et beaucoup de réjouissances à la fête de la Reine mère; que le Roi avait envoyé un des gentilshommes de sa chambre à Tolède pour lui faire des compliments de sa part; mais que ces belles apparences n'avaient pas empêché que le marquis de Mancera, majordome de la Reine, n'eût reçu ordre de se retirer à vingt lieues de la cour, ce qui avait fort chagriné cette princesse. Elle nous apprit que la flotte qui portait des troupes en Galice avait malheureusement péri sur les côtes du Portugal; que la petite duchesse de Terra-Nova devait épouser Don Nicolo de Pignatelli, prince de Monteleon, son oncle40; que le marquis de Leganez avait refusé la vice-royauté de Sardaigne, parce qu'il était amoureux d'une belle personne qu'il ne pouvait se résoudre à quitter; que Don Carlos Omodeï, marquis d'Almonazid, était malade à l'extrémité, de désespoir de ce qu'on lui refusait le traitement de grand d'Espagne qu'il prétend, pour avoir épousé l'héritière de la maison et du grandat de Castel-Rodrigue41; et que, ce qui l'affligeait le plus sensiblement, c'est que Don Aniel de Gusman, premier mari de cette dame, avait joui de cet honneur, de manière qu'il regardait les difficultés que l'on faisait comme attachées à sa personne, et que c'était un nouveau sujet de chagrin pour lui. En vérité, Madame, lui dis-je, il m'est difficile de comprendre comme un homme de cœur peut s'abattre si fortement pour des choses de cette nature; tout ce qui n'attaque ni l'homme ni la réputation ne doit point être mortel. L'on n'a pas une ambition si réglée en Espagne, reprit la belle veuve en souriant; et, comme vous voyez, Madame, en voilà une preuve.

      Don Frédéric de Cardone, qui s'intéressait beaucoup pour le duc de Medina-Celi, lui en demanda des nouvelles. Le Roi, lui dit-elle, vient de le faire président du Conseil des Indes. La Reine mère a écrit au Roi, sur le bruit qui court qu'il se veut marier, qu'elle est surprise que les choses soient déjà aussi avouées qu'elles le sont, et qu'il ne lui en ait point fait part. Elle ajoute, dans sa lettre, qu'elle lui conseillait, en attendant que tout fût prêt pour cette cérémonie, d'aller faire un voyage en Catalogne et en Aragon: Don Juan d'Autriche en comprend assez la nécessité, et il presse le Roi de partir pour contenter les peuples d'Aragon, en leur promettant, par serment, selon la coutume des nouveaux Rois, de leur conserver leurs anciens priviléges. Est-ce, Madame, lui dis-je en l'interrompant, que les Aragonais ont d'autres priviléges que les Castillans? Oui, reprit-elle, ils en ont d'assez particuliers; et comme vous êtes étrangère, je crois que vous serez bien aise que je vous en informe. Voici ce que j'en ai appris.

      La fille du comte Julien, nommée Cava, était une des plus belles personnes du monde. Le roi Don Rodrigue prit une passion si violente pour elle, que son amour n'ayant plus de bornes, son emportement n'en eut point aussi. Le père, qui était alors en Afrique, informé de l'outrage fait à sa fille, qui ne respirait que vengeance, traita avec les Maures, et leur fournit les moyens d'entrer dans l'Espagne (cela arriva en 1214, après la bataille donnée le jour de Saint-Martin, où Don Rodrigue perdit la vie; d'autres disent qu'il s'enfuit en Portugal, et qu'il y mourut dans une ville appelée Viscii)42, et d'y faire, pendant le cours de plusieurs siècles, tous les désordres dont l'histoire parle amplement.

      Les Aragonais furent les premiers qui secouèrent le joug de ces barbares, et ne trouvant plus parmi eux aucun prince de la race des Rois goths, ils convinrent d'en élire un, et jetèrent les yeux sur un seigneur du pays, appelé Garci Ximenès. Mais, comme ils étaient les maîtres de lui imposer des lois, et qu'il se trouvait encore trop heureux de leur commander sous quelque condition qu'ils voulussent lui obéir, ces peuples donnèrent des bornes bien étroites à son pouvoir.

      Ils convinrent entre eux qu'aussitôt que le monarque dérogerait à quelques-unes des lois, il perdrait absolument son pouvoir, et qu'ils seraient en droit d'en choisir un autre, quand bien même il serait païen; et pour l'empêcher de violer leurs priviléges et les défendre contre lui au péril de la vie, ils établirent un magistrat souverain qu'ils nommèrent le Justicia, lequel devait être commis pour veiller à la conduite du Roi, des juges et du peuple; mais, la puissance d'un souverain étant propre à intimider un simple particulier, ils voulurent, pour affermir le Justicia dans ses fonctions, qu'il ne put être condamné ni en sa personne, ni en ses biens, que par une assemblée complète des états qu'on nomme les Cortès.

      Ils ajoutèrent encore que, si le Roi oppressait quelqu'un de ses sujets, les grands et les notables du royaume pourraient s'assembler pour empêcher qu'on ne lui payât rien de ses domaines, jusqu'à ce que l'innocent fût justifié, ou qu'il fût rentré dans son bien. Le Justicia devait tenir la main à toutes ces choses; et pour faire sentir de bonne heure à Garci Ximenès le pouvoir que cet homme avait sur lui, ils l'élevèrent sur une espèce de trône et voulurent que le Roi, ayant la tête nue, se mît à genoux devant lui, pour faire serment, entre ses mains, de garder leurs priviléges. Cette cérémonie achevée, ils le reconnurent pour leur souverain, mais d'une manière aussi bizarre que peu respectueuse; car au lieu de lui promettre fidélité et obéissance, ils lui dirent: Nous qui valons autant que vous, nous vous faisons notre Roi et Seigneur, à condition que vous garderez nos priviléges et franchises, autrement nous ne vous reconnaissons point43.

      Le Roi Don Pedro, dans la suite du temps, étant parvenu à la couronne, trouva que cette coutume était indigne de la grandeur royale, et elle lui déplut à tel point que par son autorité, par ses prières et par les offres qu'il fit d'accorder plusieurs beaux priviléges au royaume, il obtint que celui-là serait aboli dans l'assemblée des états. L'on en passa le consentement général, que l'on écrivit, et qui lui fut présenté. Aussitôt


<p>39</p>

Les Dames de Saint-Jacques se consolaient fort de leur claustration, si nous en jugeons par une bonne fortune scandaleuse que s'attribue le conseiller Bertault lors de son séjour à Burgos.

<p>40</p>

Madame d'Aulnoy entre par la suite dans beaucoup de détails sur ce mariage, et nous nous réservons de donner, à ce moment, les détails nécessaires sur ces familles.

<p>41</p>

Les Omodeï étaient issus d'une famille de jurisconsultes italiens. A ce double point de vue, ils ne semblaient pas en Espagne dignes des honneurs de la grandesse. Néanmoins, le marquis se couvrit devant le Roi le 20 mars 1679.

<p>42</p>

Les noms sont parfois tellement altérés dans le texte de madame d'Aulnoy, qu'ils en deviennent méconnaissables; nous les donnons alors tels quels.

<p>43</p>

Tel était bien, d'après la tradition, le sens du fuero de Sobrarbe. L'existence de ce fuero ne saurait être contestée en elle-même, car on en retrouve des fragments dans divers documents; mais ces fragments, en réalité, ne disent rien de semblable; néanmoins, personne ne révoquait en doute une tradition qui s'accordait parfaitement avec les sentiments et les idées des Aragonais. Nous voyons le secrétaire d'État, Antonio Perez, lors de ses démêlés avec Philippe II, s'appuyer sur cette donnée pour soulever les passions populaires et citer fort au hasard, mais sans rencontrer de contradicteur, la formule que madame d'Aulnoy répète et que tant d'autres ont répétée après elle.