La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle. Marie Catherine d'Aulnoy. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Marie Catherine d'Aulnoy
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Книги о Путешествиях
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fermeté, un sérieux naturel, et un respect pour les dames qui ne se rencontre point ailleurs. Leurs manières sont composées, pleines d'affectation; ils sont entêtés de leur propre mérite, et ne rendent presque jamais justice à celui des autres. Leur bravoure consiste à se tenir vaillamment sur la défensive, sans reculer et sans craindre le péril; mais ils n'aiment point à le chercher et ils ne s'y portent pas naturellement, ce qui vient de leur jugement plutôt que de leur timidité. Ils connaissent le péril et ils l'évitent; leur plus grand défaut, selon moi, c'est la passion de se venger et les moyens qu'ils y emploient. Leurs maximes, là-dessus, sont absolument opposées au christianisme et à l'honneur: lorsqu'ils ont reçu un affront, ils font assassiner celui qui le leur a fait. Ils ne se contentent pas de cela, car ils font assassiner aussi ceux qu'ils ont offensés dans l'appréhension d'être prévenus, sachant bien que s'ils ne tuent ils seront tués. Ils prétendent s'en justifier quand ils disent que leur ennemi ayant pris le premier avantage, ils doivent s'assurer du second; que s'ils y manquaient, ils feraient tort à leur réputation; que l'on ne se bat point avec un homme qui vous a insulté; qu'il se faut mettre en état de l'en punir, sans courre la moitié du danger. Il est vrai que l'impunité autorise cette conduite: car le privilége des Églises et des couvents d'Espagne est de donner une retraite assurée aux criminels, et, tout autant qu'ils le peuvent, ils commettent leurs mauvaises actions près du sanctuaire, pour n'avoir guère de chemin à faire jusqu'à l'autel; on le voit souvent embrassé par un scélérat, le poignard encore à la main, tout sanglant du meurtre qu'il vient de commettre25.

      A l'égard de leur personne, ils sont fort maigres, petits, la taille fine, la tête belle, les traits réguliers, les yeux beaux, les dents assez bien rangées, le teint jaune et basané. Ils veulent que l'on marche légèrement, que l'on ait la jambe grosse et le pied petit, que l'on soit chaussé sans talon, que l'on ne mette point de poudre, qu'on se sépare les cheveux sur le côté de la tête et qu'ils soient coupés tout droits et passés derrière les oreilles, avec un grand chapeau doublé de taffetas noir, une golille plus laide et plus incommode qu'une fraise, un habit toujours noir; au lieu de chemise des manches de taffetas ou de tabis noir, une épée étrangement longue, un manteau de frise noire par là-dessus, des chausses très-étroites, des manches pendantes et un poignard. En vérité, tout cela gâte à tel point un homme, quelque bien fait qu'il puisse être d'ailleurs, qu'il semble qu'ils affectent l'habillement le moins agréable de tous, et les yeux ne peuvent s'y accoutumer.

      Don Frédéric aurait continué de parler, et j'avais tant de plaisir à l'entendre que je ne l'aurais point interrompu; mais il s'interrompit lui-même, ayant remarqué que la reprise d'hombre venait de finir, et comme il eut peur que je ne voulusse me retirer, et que nous devions partir le lendemain de bonne heure, il sortit avec les autres messieurs. Je me levai, en effet, fort matin, parce que nous avions une grande journée à faire pour aller coucher à Birbiesca. Nous suivîmes la rivière pour éviter les montagnes, et nous passâmes, à Oron, un gros ruisseau qui se jette dans l'Èbre. Nous entrâmes, peu après, dans un chemin si étroit qu'à peine nos litières pouvaient y passer. Nous montâmes le long d'une côte fort droite jusqu'à Pancorvo, dont je vis le château sur une éminence voisine. Nous traversâmes une grande plaine, et c'était une nouveauté pour nous de voir un pays uni. Celui-ci est environné de plusieurs montagnes, qui semblent se tenir comme une chaîne, et particulièrement la chaîne d'Occa; il fallut passer encore une petite rivière avant que d'arriver à Birbiesca. Ce n'est qu'un bourg qui n'a rien de remarquable que son collége et quelques jardins assez jolis le long de l'eau; mais je puis dire que nous nous y rendîmes par le plus mauvais temps que nous eussions encore eu. J'en étais si fatiguée, qu'en arrivant je me mis au lit; ainsi je ne vis Don Fernand de Tolède et les autres chevaliers que le lendemain à Castel de Peones; mais il faut bien vous dire, comme l'on est dans les hôtelleries, et comptez qu'elles sont toutes semblables. Lorsqu'on y arrive fort las et fort fatigué, rôti par les ardeurs du soleil ou gelé par les neiges (car il n'y a guère de milieu entre ces deux extrémités), l'on ne trouve ni pot-au-feu, ni plats lavés; l'on entre dans l'écurie et de là l'on monte en haut. Cette écurie est d'ordinaire pleine de mulets et de muletiers qui se font des lits des bâts de leurs mulets pendant la nuit, et le jour ils leur servent de tables. Ils mangent de bonne amitié avec leurs mulets et fraternisent beaucoup ensemble.

      L'escalier par où l'on monte est fort étroit et ressemble à une méchante échelle. La Señora de la casa vous reçoit en robe détroussée et en manches abattues; elle a le temps de prendre ses habits du dimanche pendant que l'on descend de la litière, et elle n'y manque jamais, car elles sont toutes pauvres et glorieuses.

      L'on vous fait entrer dans une chambre dont les murailles sont assez blanches, couvertes de mille petits tableaux de dévotion fort mal faits; les lits sont sans rideaux, les couvertures de coton à houppes passablement propres, les draps grands comme des serviettes et les serviettes, comme de petits mouchoirs de poche; encore faut-il être dans une grosse ville pour en trouver trois ou quatre, car ailleurs il n'y en a point du tout, non plus que de fourchettes. Il n'y a qu'une tasse dans toute la maison, et si les muletiers la prennent les premiers, ce qui arrive toujours s'ils le veulent (car on les sert avec plus de respect que ceux qu'ils conduisent), il faut attendre patiemment qu'elle ne leur soit plus nécessaire, ou boire dans une cruche. Il est impossible de se chauffer au feu des cuisines sans étouffer; elles n'ont point de cheminée. Il en est de même de toutes les maisons que l'on trouve sur la route. On fait un trou au haut du plancher et la fumée sort par là. Le feu est au milieu de la cuisine. L'on met ce que l'on veut faire rôtir sur des tuiles par terre, et quand cela est bien grillé d'un côté on le tourne de l'autre. Lorsque c'est de la grosse viande, on l'attache au bout d'une corde suspendue sur le feu, et puis on la fait tourner avec la main, de sorte que la fumée la rend si noire, qu'on a peine seulement de la regarder.

      Je ne crois pas qu'on puisse mieux représenter l'enfer qu'en représentant ces sortes de cuisines et les gens que l'on trouve dedans; car, sans compter cette fumée horrible, qui aveugle et suffoque, ils sont une douzaine d'hommes et autant de femmes, plus noirs que des diables, puants et sales comme des cochons, et vêtus comme des gueux. Il y en a toujours quelqu'un qui racle impudemment une méchante guitare, et qui chante comme un chat enroué. Les femmes sont tout échevelées: on les prendrait pour des Bacchantes; elles ont des colliers de verre, dont les grains sont aussi gros que des noix; ils font cinq ou six tours à leur col et servent à cacher la plus vilaine peau du monde.

      Ils sont tous plus voleurs que des chouettes, et ils ne s'empressent à vous servir que pour vous prendre quelque chose, quoi que ce soit, ne fût-ce qu'une épingle, elle est prise de bonne guerre quand on la prend à un Français.

      Avant toutes choses, la maîtresse de la maison nous amène ses petits enfants, qui sont nu-tête au cœur de l'hiver, n'eussent-ils qu'un jour. Elle leur fait toucher vos habits, elle leur en frotte les yeux, les joues, la gorge et les mains. Il semble que l'on soit devenu relique et que l'on guérit tous les maux. Ces cérémonies achevées, l'on vous demande si vous voulez manger, et, fût-il minuit, il faut envoyer à la boucherie, au marché, au cabaret, chez le boulanger, enfin, de tous les côtés de la ville, pour assembler de quoi faire un très-méchant repas. Car, encore que le mouton y soit fort tendre, leur manière de le frire avec de l'huile bouillante n'accommode pas tout le monde; c'est que le beurre y est très-rare. Les perdrix rouges s'y trouvent en quantité et fort grosses; elles sont un peu sèches, et, à cette sécheresse naturelle, l'on y en ajoute une autre qui est bien pire; je veux dire que, pour les rôtir, on les réduit en charbon.

      Les pigeons y sont excellents; et, en plusieurs endroits, on trouve de bon poisson, particulièrement des bessugos, qui ont le goût de la truite et dont on fait des pâtés qui seraient fort bons, s'ils n'étaient pas remplis d'ail, de safran et de poivre.

      Le pain est fait de blé d'Inde que nous appelons en France blé de Turquie. Il est assez blanc, et l'on croirait qu'il est pétri avec du sucre, tant il est doux; mais il est si mal fait et si peu cuit, que c'est un morceau de plomb que l'on se met sur l'estomac. Il a la forme d'un gâteau tout plat et n'est guère plus épais que d'un doigt; le vin est assez bon, et dans la saison des fruits l'on a tout sujet d'être content, car les muscats sont d'une grosseur et d'un goût admirables; les figues ne sont pas moins excellentes. L'on peut alors se retrancher à


<p>25</p>

Le maréchal de Gramont fait en ces termes le portrait de la nation espagnole: Nation, dit-il, fière, superbe et paresseuse. La valeur lui est assez naturelle, et j'ai souvent ouï dire au grand Condé qu'un Espagnol courageux avait encore une valeur plus fine que les autres hommes. La patience dans les travaux et la constance dans l'adversité sont des vertus que les Espagnols possèdent au dernier point. Les moindres soldats ne s'étonnent que rarement des mauvais événements… Leur fidélité pour le Roi est extrême et louable au dernier point. Quant à l'esprit, ou voit peu d'Espagnols qui ne l'aient vif et agréable dans la conversation, et il s'en trouve dont les saillies (agudezas) sont merveilleuses. Leur vanité est au delà de toute imagination, et, pour dire toute la vérité, ils sont insupportables à la longue à toute autre nation, n'en estimant aucune dans le monde que la leur seule… Leur paresse et l'ignorance, non-seulement des sciences et des arts, mais quasi-généralement de tout ce qui se passe de l'Espagne, vont presque de pair et sont inconcevables. (Collection des Mémoires relatifs à l'Histoire de France, t. XXXI, p. 524.)