Agité par ces fiévreuses secousses, Berlioz s'échappait dans la campagne pour oublier les tourments qui le consumaient; Liszt et Chopin le suivirent, toute une nuit, à travers la plaine Saint-Ouen. Dans une de ces pérégrinations, un soir, avant son départ pour l'Italie, il s'était endormi sur l'herbe gelée, scintillante de perles, en face de l'île de la Grande Jatte et du parc de Neuilly. Une autre fois les garçons du café Cardinal n'osaient le réveiller, pendant qu'il sommeillait, épuisé, le front sur une table de marbre. Pendant une semaine entière, on crut à son suicide; il n'avait pas donné signe de vie, avait disparu de son domicile et on ignorait où il était allé. La mère et la sœur de miss Harriett faisaient, comme on pense bien, une opposition formidable aux projets des deux amants; la famille de la Côte-Saint-André ne voulait pas davantage de ce mariage. Pour comble d'infortune, la malheureuse Ophélie se ruina et se cassa la jambe en descendant d'un cabriolet. Quoique les ressources pécuniaires d'Hector fussent des plus minces à ce moment-là, il ne balança plus à accomplir son dessein. Si mademoiselle Smithson était restée riche et célèbre, il aurait peut-être renoncé à ses projets; pauvre et malade, il n'hésita plus: il l'épousa.
Ces premières années de mariage furent tout à la fois pénibles et charmantes. Le nouveau ménage, dont le budget, pour commencer, s'élevait à trois cents francs de capital18, se fixa dans les quartiers les plus divers, tantôt rue Neuve-Saint-Marc, tantôt à Montmartre, dans une rue Saint-Denis dont il nous a été impossible de retrouver la trace. Liszt demeurait rue de Provence et rendait souvent visite aux jeunes époux; on passait ensemble des soirées, pendant lesquelles l'admirable pianiste exécutait des sonates de Beethoven dans l'obscurité, afin que l'impression produite fut plus forte. Aussi, comme Berlioz défendait son ami dans les journaux où il avait l'habitude d'écrire, – dans le Correspondant, la Revue européenne, le Courrier d'Europe, et enfin les Débats; comme il se fâchait quand les Parisiens volages essayaient d'opposer Thalberg à son rival; une lionne montrant les dents n'est pas plus redoutable! Gare à qui s'avisait de dire que Liszt n'était pas le premier pianiste des temps passés, présents et futurs! Et ce qu'il donnait comme un axiome musical indiscutable, le critique le pensait; car il n'aurait jamais pu trahir ses convictions et il affectait vis-à-vis des médiocrités un dédain voisin de l'impolitesse. Liszt, au surplus, lui rendait procédés pour procédés, transcrivant la Symphonie fantastique, jouant dans les nombreux concerts que le jeune maître donnait, l'hiver, avec un succès toujours croissant. Ici, rappelons quelques dates pour l'agrément des archéologues: la première audition de Sarah la Baigneuse et de la Belle Irlandaise eut lieu le 6 novembre 1834, au Conservatoire; Harold fut donné au second concert de cette série: «On s'aborde partout en s'entretenant de la Marche des Pèlerins», disaient les feuilles du temps; la mélodie du Cinq Mai et celle du Pâtre breton furent entendues pour la première fois le dimanche 22 novembre 1835. Berlioz et Girard, «l'excellent chef d'orchestre du Théâtre Nautique», plus tard, chef d'orchestre à l'Opéra, s'étaient associés; mais, Girard ayant été insuffisant dans l'exécution de certains morceaux, l'union se rompit et Berlioz s'en alla tout seul aux Menus-Plaisirs; car il changeait de salle de concerts aussi souvent que d'appartements privés, voyageant du Vaux-Hall à la rue Vivienne et du Garde-Meuble de la rue Bergère au Gymnase musical, situé sur le boulevard Bonne-Nouvelle19. Le bruit, commençait à se faire autour de son nom; si l'argent lui manquait parfois, les ennemis déjà ne lui manquaient pas. M. Fétis jeune l'attaquait dans je ne sais quelle feuille de chou; Arnal le parodiait au bal de l'Opéra, pendant que les masques dansaient des quadrilles, que les débardeurs faisaient vis-à-vis aux pierrettes, que la folie agitait ses grelots (style d'alors), et que Musard soufflait dans ses cornets à pistons: «Oui, messieurs, s'écriait Arnal, je vais faire exécuter devant vous une symphonie pittoresque et imitative, intitulée Épisode de la vie d'un joueur. Je n'ai besoin pour faire comprendre mes pensées dramatiques, ni de paroles, ni de chanteurs, ni d'acteurs, ni de costumes, ni de décorations. Tout cela, messieurs, est dans mon orchestre; vous y verrez agir mon personnage, vous l'entendrez parler, je vous le dépeindrai des pieds à la tête; à la seconde reprise du premier allegro, je veux vous apprendre même comment il met sa cravate. O merveille de la musique instrumentale! Mais je vous en ferai voir bien d'autres dans ma seconde Symphonie sur le code civil. Quelle différence, messieurs, d'une musique comme celle-là, qui se passe de mille accessoires inutiles au vrai génie et n'a besoin pour se faire comprendre que de… trois cents musiciens! Quelle différence, dis-je, avec les ponts neufs de Rossini! Oh! Rossini! ne me parlez pas de Rossini! un intrigant qui s'avise de faire exécuter sa musique dans les quatre parties du monde pour se faire une réputation!.. Charlatan!.. Un homme qui écrit des choses que comprendra le premier venu! Tenez, c'est abominable; et pour moi, la musique de Rossini est une chose ridicule; elle ne me fait aucun effet, mais aucune espèce d'effet, voilà l'effet qu'elle me fait20.»
Dans la Caricature, un journaliste anonyme publiait un article intitulé: le Musicien incompris: «Le musicien incompris méprise profondément ce qu'on nomme vulgairement le public; mais en compensation il n'a qu'une médiocre estime pour les artistes contemporains. Si vous lui nommez Meyerbeer: – Hum! hum! il a quelque talent, je ne dis pas, mais il sacrifie à la mode. – Et M. Auber? – Compositeur de quadrilles et de chansons. – Bellini, Donizetti? – Italiens, Italiens, musiciens faciles, trop faciles. – Par exemple, s'il traite très-cavalièrement le présent, il a une grande vénération pour tout ce qui date d'un siècle; et quand vous lui parlez d'un opéra nouveau, d'un succès, il vous répond d'une voix attendrie: Ah! que diriez-vous, si vous connaissiez le fameux Jacques Lenglumé (un incompris de la jeunesse de Louis XIV); quelle musique! quel musicien!.. Notre grand homme va chercher la solitude au huitième au-dessus de l'entresol; là, après s'être parfumé d'une grande quantité de cigares, après avoir tourné trois fois sur lui-même, il se livre tout entier au feu qui le dévore. Il saisit sa guitare (le piano généralement tapoté lui semblant fort mesquin) et tombe, le poil hérissé, sur un sofa où il compose, compose jusqu'à extinction de chaleur naturelle. Il court surtout après la haute philosophie musicale; pour lui la romance est un mythe qui doit exprimer une des faces les plus superficociquenqueuses de la vie humaine… Une fois lancé, rien ne l'arrête; il invente des accords inouïs, des rythmes inconnus, des mélodies inaccessibles. Grâce à cet agréable procédé et à cet exercice violent, le compositeur échevelé arrive à produire une partition qui peut lutter avec les charivaris les mieux organisés et il obtient toujours le succès… non, la chute demandée21.»
L'allusion est on ne peut plus claire.
Tout en se défendant du bec et de l'ongle dans les journaux, l'auteur de la Symphonie fantastique prouvait son talent de la même façon que le philosophe grec prouvait le mouvement en se mettant à marcher; il travaillait jour et nuit, il couvrait de croches et de doubles croches des liasses énormes de papier réglé. Paganini, qui devait lui faire, quatre ans après, un cadeau royal, lui commandait un morceau sur les Derniers instants de Marie Stuart22; ce projet n'eut pas de suite ou fut transformé en un autre projet. Comme dans Harold en Italie, il y avait une partie d'alto principal que Paganini se chargeait de jouer et dont il voulait essayer l'effet sur le public anglais, un jour, à un concert de la rue Vivienne, Berlioz se trouva en face d'un géant aux ongles crochus, à la mine livide, à la chevelure tombant sur les épaules; ce géant l'embrassa en lui disant: —Tu Marcellus eris! Tu seras Beethoven! – C'était Paganini.
Comme nous le rappelions plus haut, les bienfaits du grand artiste ne s'arrêtèrent pas à cette démonstration théâtrale. Un dimanche, le 16 décembre 1838, Berlioz, riche de gloire, mais pauvre dans le vrai sens du mot (il avait dû payer les dettes de sa femme, qui s'élevaient à un chiffre assez respectable), donnait au Conservatoire une séance musicale dont nous transcrivons le programme exact: 1º Symphonie d'Harold. 2º Grand air de Marie Stuart, d'Alari, chanté par Madame Laty. 3º Le Pâtre breton, chanté