S'il est souvent question, dans les Mémoires, du père d'Hector Berlioz, on ne fait qu'entrevoir sa mère; elle se nommait Marie-Antoinette-Joséphine Marmion et avait épousé Louis Berlioz vers le commencement du siècle. Femme d'une piété ardente et d'une rigide honnêteté, elle craignit longtemps pour son fils les souffles empestés de la gloire profane; elle chercha à le retenir au foyer des aïeux, impuissante à empêcher l'aiglon de briser sa coque et d'aller affronter la lumière à laquelle les ailes se brûlent parfois. Pauvre mère vigilante! ses efforts ne furent pas entièrement perdus; car si elle ne réussit pas à empêcher son fils de courir le monde, elle lui inculqua du moins l'amour de la patrie et du sol natal. L'enfant prodigue ne revint jamais aux lieux où ses premiers jours s'étaient écoulés sans pousser des cris d'admiration, provoqués par la beauté du pays, la douceur du climat, les réminiscences lointaines de la naissante aurore.
Vingt ans après, revenant d'Italie, il écrivait à madame Horace Vernet: «Les souvenirs du royaume de Naples sont restés impuissants contre l'aspect riant, varié, frais, riche, pittoresque, beau de masses, beau de détails, de notre admirable vallée de l'Isère4…» En descendant du Mont-Cenis, il s'était laissé aller à un véritable transport: «Voilà le vieux rocher de Saint-Eynard!.. Voilà le gracieux réduit où brilla la Stella montis…; là-bas, dans cette vapeur bleue me sourit la maison de mon grand-père. Toutes ces villes, cette riche verdure… c'est ravissant, c'est beau… il n'y a rien de pareil en Italie5.» Évidemment l'influence maternelle avait été pour quelque chose dans ce sentiment d'amour du clocher, amour si profondément tenace dans le cœur du poëte.
Les années d'enfance, passées à la Côte-Saint-André, ne présentèrent aucun fait saillant; le jeune Hector révélait cependant des dispositions intelligentes. Son penchant l'attirait vers l'étude de la géographie et ses rêves l'entraînaient vers une île déserte, paradis imaginaire de tous les enfants qui ont lu Robinson Crusoë. Sur la mappemonde, son petit doigt rose s'égarait de préférence sur la carte de l'Océanie, où tant d'archipels émergent de l'onde amère, comme ces insectes que le pied d'un passant réveille dans leurs trous de sable. Le grec et le latin, il ne les apprenait que par soubresauts et avec toutes sortes de caprices, sautant de l'Énéide aux fables de la Fontaine, et ne paraissant pas avoir goûté beaucoup les vrais classiques, Horace, Tite Live, Tacite, Salluste, Homère, Xénophon, Sophocle. En revanche, les livres qu'il aimait lui profitaient d'autant plus qu'il les lisait avec passion, tout en négligeant le reste. Ce fut son procédé, sa manière d'apprendre, à lui, jusqu'à la fin de sa vie. Jamais on ne put lui mettre dans la tête ce qui n'y voulait pas entrer; mais il sut tout ce qu'il voulut, et, plus d'une fois, devança l'enseignement de ses maîtres ou le corrigea par son expérience personnelle.
Son premier professeur de musique sérieux fut un nommé Imbert, que le malheur des temps avait jeté à la Côte-Saint-André et qui y était resté à titre d'épave. Il reçut aussi les leçons d'un M. Dorant (Alsacien de Colmar), que nous retrouvons dans un chapitre des Grotesques de la musique. La scène se passe à Lyon, où Berlioz, déjà célèbre, est venu donner un concert: «Messieurs, dit-il aux artistes de son orchestre, j'ai l'honneur de vous présenter M. Dorant, un très-habile professeur de Vienne; il a parmi vous un élève reconnaissant; cet élève, c'est moi, vous jugerez peut-être tout à l'heure que je ne lui fais pas grand honneur; cependant veuillez accueillir M. Dorant comme si vous pensiez le contraire et comme il le mérite6.» En effet, MM. Imbert et Dorant n'avaient pas eu à se plaindre de leur disciple; dès l'âge de douze ans, celui-ci déchiffrait à première vue, chantait juste, avait composé un quintette, et jouait de trois instruments agréables en société, à savoir: la flûte, le flageolet et la guitare.
Nous voilà loin, n'est-ce pas? des biographes qui prétendaient que Monsieur Berlioz n'avait cédé qu'à une vocation tardive et que, jusqu'à l'adolescence, il s'était occupé de tout autre chose que de musique; d'abord la lettre Ire de notre recueil (à Ignace Pleyel) prouve le contraire. Et puis, la vérité ressort d'elle-même: Hector ne fut ni un petit prodige, ni un esprit en retard. Souvent la nature se dépense en premiers efforts et s'épuise après; tel qui promettait de passer pour un génie a beaucoup de peine à devenir un homme médiocre dès qu'il est arrivé à l'âge de raison; tel autre, qui n'excitait l'attention de personne, fleurit et éclate tout à coup, comme un bourgeon printanier. Casimir Delavigne, pour ne citer que lui, était toujours mis au pain sec quand il étudiait le De Viris; cependant sa réputation d'auteur dramatique fut très-précoce, puisque à vingt-six ans, il était illustre dans le quartier de l'Odéon.
M. Louis Berlioz destinait son fils à la médecine; c'était un parti sage, les pères ayant l'habitude de vouloir que leurs héritiers directs continuent les traditions de la famille, le fils d'un général étant militaire (le plus souvent) et le fils d'un avocat, avocat. Seulement, les pères proposent et les garçons disposent; nous voyons des romans remplis de ces exemples-là, sans compter que la réalité se charge quelquefois de copier les romans. Pour le savant et honorable médecin de la Côte-Saint-André, les pots-pourris que son fils écrivait sur des thèmes italiens n'étaient qu'un passe-temps agréable, les romances composées sur des paroles de Florian (toujours en mode mineur) servaient de soupapes de sûreté à une imagination trop échauffée; pour Hector Berlioz, au contraire, c'étaient les seuls travaux qui le séduisissent, les seuls auxquels il s'intéressât. Vainement, le père étalait-il dans son cabinet l'énorme traité d'ostéologie de Munro, contenant des gravures de grandeur naturelle «où les diverses parties de la charpente humaine étaient reproduites très-fidèlement»; l'adolescent, dédaignant ces superbes os, s'amusait à feuilleter le traité d'harmonie de Rameau ou celui de Catel, qu'il était parvenu à se procurer: – «Apprends ton cours d'ostéologie, dit un jour le père, je te ferai venir de Lyon une flûte garnie de nouvelles clefs…» Ce fut la première et la dernière fois, je suppose, que le sévère Munro fit progresser quelqu'un dans l'art de jouer de la flûte.
Il commençait à être temps de pousser plus à fond les insuffisantes études médicales commencées au logis; Paris, Montpellier, Strasbourg, délivraient des diplômes de docteur; M. Louis Berlioz se décida à envoyer son fils à Paris. Celui-ci s'y rendit en compagnie d'un sien cousin, excellent musicien lui-même, mais candidat moins frivole aux grades de la Faculté; par la suite, M. A. Robert devint, en effet, l'un des praticiens les plus distingués de la capitale. Les deux jeunes gens assistèrent ensemble aux leçons d'Amussat, de Thénard, de Gay-Lussac, d'Andrieux; comme Andrieux parlait littérature, Hector s'attacha surtout à ce professeur et conçut le projet de lui demander un livret d'opéra. L'auteur des Étourdis avait alors soixante-quatre ans: «Cher monsieur, répondit-il, je ne vais plus au spectacle; il me conviendrait mal, à mon âge, de vouloir faire des vers d'amour, et, en fait de musique, je ne dois plus guère songer qu'à la messe de Requiem.» Andrieux, sa lettre écrite, prit le parti de la porter au domicile de son correspondant inconnu. Il monte plusieurs étages, s'arrête devant une petite porte, à travers les fentes de laquelle s'échappe un parfum d'oignons brûlés; il frappe; un jeune homme vient lui ouvrir,