Après l'Allemagne du Nord, Berlioz visita l'Autriche. «Nos dames, écrivait un Viennois, portent des bracelets, des bagues et des boucles d'oreilles à la Berlioz, c'est-à-dire avec son portrait36.» Les peintres recherchaient l'honneur de reproduire ses traits et il n'accorda cette faveur qu'à un M. Kriuber qui exposa, au foyer de l'Opéra, l'image du musicien à la mode, entourée de lauriers. «C'était bien la peine, disait un vieux professeur, de travailler cinquante ans à notre édifice musical; en deux heures, ce diable de Français a tout renversé.» Drôles de mœurs! Pendant que Berlioz dirigeait ses concerts, un poëte hongrois lui jeta des vers pour l'engager à venir à Pesth. Il prit la route opposée; il s'en fut à Prague, où le directeur du Conservatoire, M. Kittl, lui amena tous ses élèves pour que ceux-ci assistassent aux répétitions. Au moment de son départ de l'Autriche, Berlioz entendit un critique de Breslau prononcer cette parole: «Eh bien, il nous laisse de sa chaleur, au moins pour un an!»
S'il laissait de sa chaleur aux autres, il allait se refroidir, lui, en passant à Paris par la plus douloureuse épreuve qu'il eût subie jusqu'alors: l'épouvantable fiasco de la Damnation de Faust à l'Opéra-Comique (6 décembre 1846). Les deux ou trois cents personnes qui assistèrent à l'exécution de cette légende dramatique furent ravies, transportées; malheureusement elles n'étaient que deux ou trois cents. Le Paris de la fin du règne de Louis-Philippe s'intéressait beaucoup plus à la politique qu'aux choses de l'intelligence, les badauds s'occupaient des mariages espagnols; deux fabricants de cachemires, M. Cuthbert et M. Biétry, s'adressaient dans le Constitutionnel des correspondances qui passionnaient l'Europe. Au lieu de répondre à l'appel du symphoniste, la noblesse du faubourg Saint-Germain resta chez elle, la haute finance se garda bien de manquer l'heure de la Bourse, – car le concert avait lieu en plein jour, – les artistes firent la sourde oreille, les boutiquiers continuèrent à préférer la Dame blanche; ce fut une déroute auprès de laquelle celle de la Bérésina aurait passé pour une retraite en bon ordre.
Par un assez étrange hasard, le sujet de Faust, si profondément tudesque et septentrional, doit à nos compositeurs nationaux une grande partie de sa popularité. Je me garderai bien de louer la Damnation au détriment de l'opéra, plus moderne, de M. Charles Gounod; les deux œuvres ont des tendances diverses et se complètent l'une par l'autre. La scène du jardin: voilà le tendre et incomparable éclat qui illumine le Faust de M. Gounod. Mais, à propos d'illumination, je me rappelle qu'un soir, à l'Opéra, mes yeux ne pouvaient se détacher du petit appareil de lumière électrique qui, placé dans les combles du théâtre, versait des feux artificiels sur le jardin de Marguerite. J'avais beau me dire: «Me voilà loin de Paris, dans une vieille cité aux enseignes grimaçantes, sous les arbres, près des fleurs; l'orchestre prend le soin de traduire en sons merveilleux les sentiments que ma pauvre petite éloquence serait incapable d'exprimer…» – Peine perdue! la machine électrique de là haut m'ôtait toute illusion; elle me rappelait à la prosaïque réalité, elle me chuchotait dans son langage de machine: «Ne sois pas dupe de ces gens qui s'agitent là sur les planches et qui s'abîment la voix pour gagner de quoi acheter plus tard une maison de campagne où ils iront abriter leur esquinancie. Méphistophélès meurt d'envie de s'aller coucher; Faust n'a qu'une pensée: ménager ses notes hautes, aussi précieuses pour lui que des obligations de chemins de fer. Quant à Marguerite, qui débute, et qui a refusé, le jour même, un engagement pour la province, elle réfléchit qu'elle a eu tort de ne pas accepter les offres qu'on lui faisait.»
Avec le Faust de Berlioz, de pareilles désillusions ne sont pas à craindre. Comme il n'y a ni décors, ni coulisses, ni rampes, ni maillots, ni pourpoints, ni ballerines, ni marcheuses, ni même de souffleur, la musique se charge de tous les frais et vous emporte toute seule sur l'aile des chimères. Un décor?.. A quoi bon? Le musicien vous conduit où vous voulez en vingt-cinq mesures. Voulez-vous boire avec les étudiants dans la taverne d'Auerbach?.. A merveille! buvez. Le magicien donne un nouveau coup de sa baguette? Nous voici sur les bords de l'Elbe, près des sylphes qui frôlent les calices humides de rosée, sous les étoiles qui nous regardent en clignotant, comme des curieuses qu'elles sont de ce qui se passe chez nous… Attention! Nous avons eu à peine le temps de tourner la tête et le diable nous tient déjà compagnie devant la maison de Marguerite: Petite Louison, que fais-tu dès l'aurore… Oui, cet enchanteur de Berlioz dédaigne les machinistes; sans le secours de leur métier, il nous fait voyager, tout-simplement, dans le ciel et dans les enfers, sur la terre et sur l'onde, dans les nuages, dans l'Empyrée, dans le passé et dans l'avenir.
La Damnation de Faust rivalise avec les ouvrages des plus grands maîtres et n'est pas effacée par eux; elle lutte contre le poëme de Gœthe sans se laisser dominer par lui, elle rencontre Schubert et sa Marguerite au rouet; Schubert est vaincu. Mais savez-vous à quel sublime génie cette partition fait surtout songer?.. Quand vous entendez la dernière partie de l'œuvre, quand vous suivez la «course à l'abîme», si vertigineuse qu'un frisson vous saisit comme si vous étiez sur le bord d'un précipice, quand les horribles cris des démons saluent la chute de Méphisto et de sa victime, quand l'orchestre se livre à des saturnales enragées auxquelles succèdent les ineffables joies du paradis, quand vous écoutez le langage de Swedenborg mêlé aux hymnes des élus, oh! alors, savez-vous à qui vous pensez? Vous songez involontairement à Michel-Ange; oui, vous revoyez en imagination les gigantesques peintures de la chapelle Sixtine, et aucune autre comparaison ne peut s'offrir à votre esprit: il est impossible que l'analogie ne vous frappe pas, pour peu que vous ayez l'habitude de faire des rapprochements entre les différentes parties de l'art.
Maintenant que la Damnation de Faust a reconquis la brillante place qu'elle doit occuper désormais dans les annales de la musique, il serait profitable et curieux de relire les critiques du temps. Parlant du magnifique chœur de la Pâque, un rédacteur d'un journal illustré insinuait que «cette résurrection ressemblait à un De Profundis»; la Danse des paysans, ajoutait-il, «ne me paraît pas des plus réservées (chaste critique, va!); le rhythme en est pesant et empêtré et ne donne pas une haute opinion de la grâce et de la légèreté des Hongroises.» Le compte rendu signé par M. Scudo serait à citer d'un bout à l'autre: «Cette étrange composition (la Damnation de Faust) échappe à l'analyse… La Marche hongroise est un déchaînement effroyable… un amoncellement monstrueux… La chanson du Rat et de la Puce manque de rondeur, d'entrain, de gaieté… L'idée mélodique de la Danse des sylphes est empruntée à un chœur de la Nina de Paisiello: Dormi, ô cara… Dans la troisième partie, il n'y a d'un peu supportable que quelques mesures d'un menuet, etc., etc.» M. Scudo était un Italien désagréable, qui avait échoué dans la carrière de la composition et qui avait réussi dans la spécialité du dénigrement de l'école française. On lui connaissait des torts nombreux; entre autres celui d'avoir écrit d'insipides romances longtemps chantées dans les pensionnats. Il se croyait une autorité et il n'était qu'un autoritaire, mal élevé d'ailleurs; ses propres haines l'ont tué. Il a éclaté de rage, comme la grenouille de la Fontaine; il est mort, délaissé et fou.
Après l'exécution de son chef-d'œuvre, Berlioz était ruiné; il devait une somme considérable qu'il n'avait pas. Grâce à la générosité de quelques amis, il put aller moissonner des roubles, en Russie, et s'acquitter enfin envers les personnes qui l'avaient aidé dans l'infortune. «Vous gagnerez là-bas cent cinquante mille francs!» lui avait dit Balzac. – On sait qu'en imagination l'auteur de la Comédie humaine remuait les millions à la pelle; Berlioz ne gagna pas la somme annoncée, mais il rapporta de quoi faire honneur à ses engagements. A ce moment-là, la direction de l'Opéra de Paris était sur le point de devenir vacante; le directeur, M. Léon Pillet, parlait de se retirer, et sa succession était briguée par MM. Duponchel et Roqueplan, qui, malgré leur zèle, malgré leurs démarches, n'avaient pas obtenu l'appui du ministère de l'intérieur. Ces messieurs recommandèrent leur candidature à Berlioz; ils furent nommés, par l'influence du Journal des Débats. Avant cette nomination, les solliciteurs, comme on pense,