– Ne sont-ils pas en sûreté dans le Fort?
– Oui; du moins, je le suppose. Je n’ai aucune raison pour les croire en danger, et pourtant je suis oppressé par un pressentiment sombre: s’il leur arrivait malheur, je n’y survivrais pas.
– Gardez-les bien, jeune homme, ces trésors… une fois perdus on ne les retrouve plus! répondit le vieillard d’un ton pénétré, pendant qu’une larme tremblait au bord de sa paupière.
– Certainement, je voudrais les sauvegarder; c’est le but unique de mon existence; mais il faut que je sois partout à la fois. Si je me suis arrêté ici jusqu’à présent, c’était pour procurer à mon pauvre cheval quelques moments de repos: je ne l’ignore pas, les moments sont précieux.
– Il y a de grands dangers à courir d’ici au Fort. La vallée est pleine de coquins altérés de sang.
– Il faut que je marche, quand même: les sentiers fussent-ils hérissés de serpents à sonnettes, il faut que je leur passe sur le corps.
– C’est noblement parler, mon jeune ami, je vous félicite de votre courage: mais vous ne partirez pas seul; c’est impossible.
– Qui voudrait venir avec moi? qui voudrait partager de tels périls?
– Moi.
– Eh quoi! vous laisseriez pour moi, votre solitude si paisible, si sûre?
– Je ne suis pas aussi solitaire que vous le croyez; je consacre une bonne portion de mon temps à secourir les malheureux voyageurs.– Encore une fois, vous ne pouvez pas traverser la vallée; je serai votre guide dans la montagne, la seule voie qui reste praticable.
– Et je vous tiendrai compagnie, aussi sûr que mon nom est Jack Oakley; dit d’une voix hardie un nouvel arrivant.
Le vieil ermite lui tendit la main en signe de bienvenue, et lui demanda:
– Nous apportez-vous quelque nouvelle d’importance?
– Oui, quelque chose d’important pour moi surtout.
– Qu’est-ce que c’est?
– Oh! toujours la bonne chance à l’envers. J’ai amené ici Molly, le baby et la vieille femme. Çà me ferait bien plaisir de pouvoir les laisser ici.
– Il faut que les choses aillent bien mal pour que vous soyez obligé de chercher ici un refuge pour votre famille. En tout cas, elle est la bienvenue comme toujours.
– Merci! je savais bien que nous trouverions bon accueil. Les pauvres enfants seront en sûreté ici; au moins les Legyos n’oseront pas venir les relancer ici, jusque dans la maison du Vieux Nick.
Sur un signal d’Oakley deux femmes et un bébé firent leur apparition dans la cabane et furent paternellement reçus par le vieillard.
– Enfin; quelles nouvelles? demanda de nouveau ce dernier.
– Rien; répondit Oakley, si ce n’est qu’environ deux cents canailles rouges ont descendu la Platte et rôdent par là bas dans tous les environs. Je pense donc que notre meilleure route sera de filer dans les montagnes en suivant le cours du Laramie; ce sera le plus sûr, et si nous faisons quelque rencontre sur les collines, ce ne seront que des coquins isolés.
Les préparatifs furent bientôt faits; la petite caravane se mit en route dans la direction du Fort.
CHAPITRE III. L’EMBUSCADE DU TIGRE ROUGE
Les Sauvages avaient reçu un châtiment sévère sous les murs du Fort. Mais peu à peu l’impression s’en était effacée, et trois années s’étaient à peine écoulées depuis le mariage de Marshall avec Manonie que les Pawnies avaient recommencé leurs déprédations.
Le plus souvent, leurs méchancetés étaient l’œuvre indirecte de Wontum, qui, à sa haine invétérée contre les Blancs joignait une exécration toute particulière contre l’homme qui lui avait ravi les bonnes grâces de Cœur-de-Panthère.
Dans le but de se venger, il avait concentré toute son intelligence à méditer des plans diaboliques et on pouvait dire à coup sûr qu’il ne faisait pas un mouvement, ne se livrait pas à une pensée qui n’eût pour but quelque atrocité contre son ennemi.
L’Indien, revenu à son caractère natif, est ainsi: fidèle à l’amitié, plus fidèle encore à la haine; persévérant jusqu’à la mort dans ses farouches projets de vengeance; indomptable, impitoyable; plus sanguinaire que le Loup, plus féroce que le Tigre; se faisant une gloire, un triomphe suprême d’arriver à ses fins, dût-il payer le triomphe de sa vie.
Les difficultés que Wontum avait rencontrées dans l’accomplissement de ses fureurs, au lieu de le décourager, avaient augmenté son exaltation; il avait tourné tous ses efforts vers une entreprise désespérée, et qui, à son avis, devait frapper Marshall au cœur: il s’agissait de lui enlever son jeune enfant.
Pour mieux préparer les événements au gré de ses désirs, Wontum se mit à semer entre les Blancs et les Indiens les germes d’une haine nouvelle, gonflée de tout l’ancien levain de leurs vieilles discordes: il eût même l’infernale précaution d’irriter entre elles les tribus Peaux-Rouges. Par ces moyens perfides il organisa les éléments d’une guerre générale.
Tous les jours se commettaient des meurtres, des vols, des atrocités de toute espèce dont il était le ténébreux auteur. Ensuite il pérorait contre les Visages-Pâles qu’il accusait de ces méfaits. Et cet état de choses devenait d’autant plus irritant que les victimes étaient toujours choisies parmi les Pawnies, ou dans quelque tribu amie du voisinage.
A la fin, le chef suprême, Nemona, poussé par tous ses guerriers exaspérés, décida qu’on commencerait les hostilités. Ce jour-là Wontum faillit mourir de joie: il déploya, à lui seul, plus d’ardeur que tous ses compagnons ensemble, et mérita de recevoir une part importante du commandement supérieur.
Les Sauvages prirent possession de Devil’s Gate, s’y fortifièrent avec un art infini, et se lancèrent en expédition.
Leur première attaque tomba justement sur une caravane escortée par Henry Marshall: voyageurs et soldats furent massacrés; le lieutenant seul échappa d’une façon presque miraculeuse à ce désastre sanglant; nous l’avons vu arriver seul et désolé chez le vieil ermite.
Après ce premier succès, sans perdre un seul instant, Wontum descendit la rivière Platte par un mouvement rapide, et arriva sous les murs du Fort, bien longtemps avant que l’on y connût la fatale destinée de la caravane.
Le vindicatif Indien touchait à son but; il ne s’agissait plus que de tenter à propos quelque ruse audacieuse: en un tour de main Cœur-de-Panthère et son petit enfant pouvaient être enlevés.
Par une sombre nuit d’orage, il conduisit ses guerriers tout près des fortifications et les embusqua dans un petit bois extrêmement fourré. Puis il s’avança en éclaireur, seul, sans peinture ni vêtement de guerre.
On était loin de s’attendre à un péril semblable dans le Fort; plus loin encore de prévoir un assaut aussi proche. La vigilance des sentinelles s’était considérablement relâchée; on ne se croyait plus en danger.
Wontum n’eût aucune difficulté à se glisser jusqu’à l’intérieur des ouvrages avancés qui entouraient les fortifications: mais pour pénétrer plus avant dans la place se présentait un obstacle plus grave.
La présence d’un Indien à pareille heure (il était minuit passé), devait nécessairement exciter des soupçons, s’il venait à être aperçu: le risque était d’autant plus grand, qu’avec les bruits de guerre sauvage qui commençaient à circuler, Wontum avait toute chance d’être pris et passé par les armes dans la même minute, à titre d’espion ou de maraudeur nocturne.
Cependant le rusé coquin arriva sans mésaventure jusqu’à la porte du Fort. Elle était fermée et sa massive membrure de chêne opposait une