A cause de la rosée nocturne, le foin était mis en andains le soir, ce qui avait l’avantage que même l’herbe collée au sol par le passage des machines était ramassée. Si des nuages indiquaient qu’un orage menaçait, le foin était empilé manuellement en tas avec les fourches. Ce n’était pas si facile que ça ! Il fallait le superposer en couches minces et le coiffer avec une sorte de toit qui descendait sur les côtés. Si on en avait le temps, on peignait les herbes à l’extérieur avec le râteau ou les dents de la fourche vers le bas, afin de permettre un bon écoulement de la pluie. Évidemment, avec une telle minutie on ne pouvait faire que des petites surfaces chaque jour. Le lendemain il fallait tout secouer et éparpiller de nouveau. Même après quelques jours de mauvais temps le foin ainsi apprêté était encore de couleur verte et utilisable ! Si le foin prenait une couleur jaune ou noire, il était de moins bonne qualité et il fallait un séchage plus rigoureux afin que plus tard, une fois dans la grange, il ne moisisse pas ou pire encore, se mette à chauffer au risque de mettre le feu à l’étable. Elie, « le pauvre », comme l’appelait sa mère depuis qu’il était malade du cœur, était couché sur une bâche à l’ombre ou s’occupait de préparer quelque chose à manger. Une chape de chaleur lourde couvrait les prés les après-midis. Souvent tout le clan était présent, sa sœur d’Auret avec sa fille et son mec, et tout autre membre de la famille se trouvant dans la vallée. Il régnait une bonne ambiance, on se racontait des blagues ou des évènements rigolos des autres années. Quand Esther, la mère d’Elie était là, elle commandait mais mettait aussi la main à la pâte. Avec elle on était assurés que le moindre petit brin d’herbe serait ramassé ! Même les grandes surfaces travaillées uniquement avec les machines devaient être ratissées manuellement quand tout était fini !
Quand le foin était sec, Elie posait son chien loulou sur son tracteur avant de se hisser lui-même en haut. Puis il démarrait le moteur. Son bruissement de bulldozer remplissait alors la vallée. Comme une bête affamée, la presse accrochée latéralement à l’arrière avalait, fourche après fourche, du foin parfumé ou léchait les andains du sol pour les recracher derrière en forme de balles. Tout ça dans un nuage de poussière et le vacarme rythmique du mécanisme de compression de la machine. Parfois il manquait une ficelle. Alors on portait la balle à l’avant, coupait la ficelle restante et redonnait le foin à la « bête ». Les balles finies, appelées « bottes » étaient groupées et posées de chant afin de les protéger contre l’humidité, mais aussi pour faciliter le chargement, car ça réduisait le nombre d’arrêts du tracteur. La mère d’Elie, de teint sombre, était toujours habillée en noir malgré la chaleur. Ses cheveux blancs noués en chignon, elle dominait le chantier en prêtant aussi main forte, malgré son âge proche des quatre-vingts ans. Elle faisait sans arrêt des commentaires, surtout dès qu’elle voyait quelqu’un. Personne ne trouvait grâce à ses yeux !
Quand elle n’était pas au travail, elle était devant sa maison qu’elle habitait avec son petit-fils Jean-Paul et qui surplombait le virage comme une tour de guet scrutant la route et les gens qui montaient ou descendaient. De son poste de surveillance, elle avait aussi le village dans sa ligne de mire et faisait des commentaires sur tout le monde. Les plus jeunes, surtout les enfants, dont les parents avaient une maison secondaire au village, la craignaient et l’appelaient « la sorcière ». Personne n’osait lui faire un « tustet », une farce. Les plus anciens l’appelaient mauvaise langue ou langue de vipère.
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Doucement la grange à côté de chez Esther se remplissait de foin. Là étaient habituellement abritées leurs brebis qui se trouvaient en ce moment en montagne. Il leur fallait du foin plus fin. Le foin plus long et plus grossier fut apporté dans deux autres granges longeant la route de Lourein. Ils y enfermaient leurs quelques vaches, dont deux dressées pour être attelées au joug afin de tracter la charrette. Celle-ci servait à passer dans les chemins trop étroits pour leur tracteur russe et sa remorque, un ancien camion découpé. Moyennant une sangle de presque dix mètres, découpée en cercles dans une seule peau de vache, les deux vaches étaient attachées au joug par les cornes, l’une à côté de l’autre. Comme un bateau qu’on attache à une bitte ou un taquet. Il y avait des vaches « droites » et « gauches ». Rarement pour les deux côtés. Au milieu du joug massif, qui épousait la forme des têtes des vaches, était fixé par une grosse goupille en fer le timon de la charrette, qui passait entre les vaches. La charrette était un cadre solide fait en bois de frêne peint en bleu pastel, muni des deux côtés de ridelles en bois, à côté desquelles tournaient les roues à rayons de la taille d’un homme.
Elie marchait le plus souvent devant ses bêtes, les guidant avec des mots ou en les touchant légèrement avec un bâton, lourdement, à l’allure des vaches, suivi par son attelage. Dans presque chaque village il y avait un paysan travaillant avec un attelage de vaches. Les chevaux étaient trop rapides pour le terrain et plutôt adaptés aux terrains plats. Les bœufs étaient utilisés seulement par de gros paysans ayant beaucoup de surface fourragère. Ici en montagne, où chacun ne possédait que peu de terre, on avait besoin d’une « vache multifonction » qui, pendant son temps libre, produisait du lait et engraissait un petit veau destiné au boucher. Afin d’empêcher les vaches d’ingurgiter le foin trop frais et d’avoir des problèmes de digestion, Jean-Paul leur avait mis une muselière fabriquée par lui-même à l’aide de grillage à poules. Pour les défendre contre les taons il leur avait passé un peu d’huile de cade aux endroits fragiles à l’aide d’une plume d’oie. Je me sentais comme sur un navire où de tout cordage émane la même odeur. Cette huile de cade semblait être le remède miracle pour les paysans, car on en retrouvait l’odeur dans chaque étable et on en trouvait toujours une boîte avec un pinceau quelque part sur une poutre. Je regrettais qu’on ne puisse pas l’utiliser sur nous !
Le premier jour, nous étions descendus aider en short et chemise à manches courtes. Ça avait engendré une hilarité générale. Bientôt on allait savoir pourquoi. Tout le monde fit de grands yeux en voyant les jambes de Doris qui était en short. Apparemment ici ce n’était pas la mode, du moins pas pour les foins. Tout le monde portait des vêtements épais, impénétrables pour les trompes des « taouas » (taons). Plus le soleil montait, plus ces sales bêtes éclosaient ou se réveillaient, et par manque de donneurs de sang (les animaux étant pour la plupart en estive), ils se précipitaient sur nous. Nous n’arrivions presque plus à travailler, car tout le temps il y avait quelque part un taon à écraser ou à éloigner. Quand on en avait raté un, une bosse se formait rapidement à l’endroit de la piqûre, celle-ci démangeait alors pendant des jours et risquait de s’infecter à cause de la poussière du foin ou d’autres saletés. Il était contre-indiqué de mettre du parfum ou de l’after-shave. Mais ce risque était inexistant pour moi, j’avais ma barbe ! Nous nous aperçûmes que les vieux portaient même des caleçons longs et des tricots de corps à manches longues. Mais surtout pas parce qu’ils avaient froid ! De même ils portaient tous des chaussures hautes ou des bottes à cause des vipères. Nous dérangeâmes pas mal d’entre elles en fauchant ou en retournant le foin le matin, alors qu’elles étaient figées par la fraîcheur. Petit à petit nous nous habituions à leur présence. Et malgré leur grand nombre, personne ne fut mordu ! Mais souvent on se racontait des histoires de gens qui avaient été mordus. Mais la plupart du temps ça remontait à loin.
Autour de St. Girons, les paysans avaient déjà engrangé leur foin un mois plus tôt, fin mai. Nous avions vu ça en allant en ville. Petit à petit on commençait aussi à l’engranger dans les villages plus en amont. Bizarrement dans les terres basses le climat était différent. Est-ce que les montagnes faisaient pleuvoir les nuages ? L’ensilage, comme il en existait dans les Alpes, était inconnu ici. Tout le monde faisait du foin. Les riches exploitants, qui avaient des terres plates, utilisaient des presses qui hachaient le foin et façonnaient des balles rectangulaires pesant jusqu’à 30 kilos. Les deux ficelles maintenant