Lentement nous continuâmes notre chemin. Nos yeux étaient plutôt rivés sur les montagnes majestueuses, alors que les enfants scrutaient les bordures du chemin en quête de trésors. Au début nous suivions un chemin creux qui plus bas passait par-dessus des rochers en forme d’escaliers naturels vers la vallée. Le premier être humain que nous croisâmes était Clément, un Français chevelu qui vivait là-haut dans la solitude montagnarde. Il était en train de fumer une clope qui sentait fortement l’herbe. Non loin de là broutaient, au son de leurs cloches, quelques chevaux Fjord, une race plutôt exotique ici dans les Pyrénées, avec leur robe beige clair et la queue et la crinière tombant d’un côté poivre-et-sel. Il nous raconta qu’il faisait des transports de matériaux avec ses animaux. Quand l’hélicoptère ne lui piquait pas le boulot. Il nous expliqua le chemin vers les frères fromagers.
Nous descendîmes lentement le chemin. Apparemment dans le temps on y avait débardé du bois, ce qui avait si profondément creusé le chemin. Mais l’écoulement des eaux avait aussi participé aux dégâts. Nos yeux étaient en permanence attirés par les montagnes. Dans leurs crevasses se trouvait encore un peu de neige sale, sans doute à cause de la poussière charriée par le vent venant de l’Afrique. Quelle immensité de ce côté ! Notre montagne était belle aussi, mais très proche. Elle limitait la vue. Ces montagnes-ci l’ouvraient ! Sous nos pieds s’étirait une vallée, le fond couvert de prairies bordées par des haies. Parfois elle se partageait, contournant des collines, se vêtant, plus en haut, d’une forêt éparse avant de rejoindre les sommets rocheux et toucher la ligne céleste bleu clair.
Des rapaces aux envergures jamais vues tournaient sans bouger les ailes dans la profondeur d’un ciel sans nuages. Nous les prîmes pour des aigles. Mais quelqu’un nous expliqua que c’étaient des vautours. Nous aperçûmes un tuyau noir en bordure du chemin. Clément nous avait dit qu’il nous amènerait chez les frères. Nous le suivîmes et peu après nous nous trouvâmes devant une longue grange bâtie comme tous les édifices en pierres sèches, sans ajout de mortier mais avec de la terre à la place, au toit en ardoise. Une moitié avait été transformée en habitation, l’autre servait d’étable. Dans le pré devant la grange se trouvaient trois petites vaches noires et blanches aux pis énormes. Non loin de là, dans un petit pré entouré de haies de noisetier, deux jeunes gars étaient en train de retourner le foin. Un parfum de tisane nous enveloppait. Ils posèrent leurs fourches contre le mur et nous saluèrent. En cueillant quelques brins de serpolet, un genre de marjolaine sauvage, ils nous invitèrent à boire une tisane dans leur cuisine-salon. Là, dans la pénombre fraîche, ils posèrent une casserole sur le réchaud à gaz. Ils venaient de Paris, ayant vécu un moment en Bretagne, avant de s’installer en Ariège. C’est de là qu’ils connaissaient cette race de vache : petite, rude, idéale pour la montagne ! « Mais l’altitude, la terre maigre ? », remarquai-je. « Tout comme vous, on vient d’ailleurs et nous nous sommes adaptés. Les animaux en sont capables aussi », répondirent-ils. « Vous ne pensez pas que par rapport aux autres vaches elles font moins de lait ? » « Nous, en tout cas, nous en sommes contents. Mais nous ne savons pas combien elles produisent exactement, car nous laissons téter leurs deux veaux et nous transformons le lait restant en fromage. Vous voulez le goûter ? » D’un appentis minuscule, en partie enterré dans la colline derrière la maison, ils sortirent un petit fromage rond et le coupèrent en deux. Il nous rappelait le fromage que nous avions fabriqué en Allemagne. Pas parfait, mais bon quand-même ! Bien sûr, pas comparable aux fromages qu’on fabriquait dans les Alpes ! « C’est un fromage lactique. Nous sommes encore en train de l’améliorer. Quand parfois il est moins bon, on cuisine avec. Rien ne se perd ! » Nous étions d’accord avec eux.
Ils nous racontèrent que pas loin d’ici habitait Daniel, un autre « Baba Cool » qui avait des chevaux « Castillonnais » avec lesquels il faisait du portage. Après cette dégustation ils repartirent faire leur foin, pendant que nous reprenions le chemin du retour, car nos vaches nous attendaient pour la traite. En espérant qu’elles soient encore là !
*
Les gendarmes semblaient nous porter dans leur cœur, car ils nous avaient encore rendu visite. Étant dans le coin, ils avaient voulu en profiter… Bien sûr, nous n’avions pas la carte de séjour qu’ils réclamaient. Bien sûr qu’ils le savaient ! Nous l’avions demandée à la préfecture de Foix. Mais l’administration travaillait lentement aussi en France ! Elle avait besoin de temps. Elle vivait du retard ! Le retard lui donnait sa raison d’être. Cela faisait plus de trois mois que nous étions ici. Entre-temps nous étions allés en Espagne, avions dû sortir et rentrer sur le territoire. Comment s’imaginaient-ils que nous ferions ? Si ça continuait comme ça, nous allions monter un troupeau itinérant et franchir la frontière tous les trois mois !
Nous avions aussi reçu récemment une convocation pour un entretien de la DDA, la Direction Départementale de l’Agriculture. La MSA, la Mutualité Sociale Agricole, la sécurité sociale des paysans, avait aussi des nouvelles nous concernant. Je m’y rendis seul, pourquoi traîner toute la famille à travers les institutions ? Et quelqu’un devait prendre soin des animaux !
D’abord je me rendis à la préfecture. Un concierge, qui gardait les lieux, m’ouvrit la barrière mobile. Car, contrairement aux agriculteurs l’administration commençait à travailler tard, j’étais en avance et dus attendre. Grâce à ça je fus le premier. Heureusement qu’on n’était pas lundi, l’accueil fut amical. On me remit un titre de séjour provisoire pour six mois. D’ici là le définitif devrait être établi.
Par contre les nouvelles de la MSA ressemblaient à une douche froide. On me fit savoir qu’on ne pouvait pas être reconnus comme agriculteurs, car ce n’était pas la surface de la ferme qui comptait pour être assujetti à la MSA, mais le revenu cadastral. Le nôtre était de 95 francs, et il en fallait au moins 120 ! Alors il faudrait louer des terres ou en acheter ou chercher du travail pour être assuré auprès d’un autre organisme. En clair, nous n’étions toujours pas assurés et n’avions pas droit aux allocations familiales !
Il n’était pas encore midi, j’avais donc assez de temps pour passer à la Chambre d’Agriculture qui n’était pas loin. A vrai dire, je n’attendais plus rien. Après avoir atterri deux fois dans un mauvais bureau, on m’amena enfin au bon. Dans ce bureau il y avait quelques jeunes conseillers qui, tout en buvant du café, se racontaient des blagues. On m’en offrit un et me demanda s’il y avait un problème. Je sortis la correspondance de la MSA de mon classeur, les actes de propriété et expliquai la situation. Dans une armoire ils stockaient des microfilms avec les relevés du cadastre et les informations concernant les anciens propriétaires. Ils examinèrent tout. Et ils découvrirent que les données de la caisse n’avaient pas été mises à jour avec le cadastre depuis 10 ans ! Peut-être parce que notre ferme avait été déclarée comme friche, et les terres déclassées afin que le propriétaire puisse économiser des charges… D’après les dernières données du cadastre, notre ferme avait un revenu cadastral de 124 francs, alors