A certains endroits, les fougères s’élevaient à un mètre de haut, empêchant le peu d’herbe maigre de prospérer. Il fallait d’abord les couper sur la grande pente au-dessus de la maison. C’était une surface de presque cinq hectares parsemée d’immenses ronciers et de petits arbres qui y avaient trouvé racine. La motofaucheuse était de marque suisse avec un essieu sans différentiel. Ayant un moteur 4-temps elle consommait peu, même pas deux litres par heure et ne sentait pas mauvais comme les 2-temps. Bientôt je commençai à réussir à la manier et j’arrivais à faire demi-tour. Sur nos pentes raides c’était facile, car le poids de la machine reposait sur la roue du bas. En appuyant sur les manches, la barre de coupe se levait et il était possible de faire pivoter la machine de 180 degrés autour de la roue qui se trouvait côté vallée. Dans ce laps de temps, la machine était presque en apesanteur ou en équilibre sur une roue. Mais il fallait être prudent pour ne pas la renverser. Et c’est ce qui arriva ! Soudain la faucheuse se trouva couchée sur le dos, comme une tortue rouge géante. J’arrêtai immédiatement le moteur et fermai le robinet d’essence. Mais malgré tout, de l’essence s’écoula du carburateur et s’évapora sur le pot d’échappement. Je descendis chercher Doris et ensemble nous réussîmes à la remettre sur pied. Seule la bougie était cassée, mais il s’en trouvait une autre dans la boîte à outils. Suite à cet incident, je commandai un kit d’élargissement chez le concessionnaire à St. Girons.
J’avais rehaussé les patins de la barre de coupe servant à régler la hauteur, afin de laisser l’herbe mais de couper surtout les fougères. D’abord, quand c’était possible et que le terrain n’était pas trop pentu, je fauchais une ou deux largeurs autour du pré. Ainsi il était plus facile de tourner et de couper une nouvelle bande de la parcelle. La largeur de coupe était de 1,50 m. Plus large, ça n’aurait pas été pratique sur ces terres irrégulières. J’attaquai les ronces seulement avec une moitié de la barre de coupe. Les petites furent coupées rapidement et parfois descendaient la côte en boule. Je rentrai dans les plus grands ronciers en avançant, afin d’arriver le plus loin possible en profondeur, avec comme résultat, que les ronces s’accrochaient à la barre ou s’enroulaient autour des roues. J’avais souvent dû libérer ma machine à l’aide de mon couteau de poche Opinel. Même les petits arbres tombaient devant le cliquetis bruyant de la barre de coupe. Bien sûr, à cause de cet usage, des sections de lame triangulaires se brisaient. J’avais toujours trois lames à disposition. Si une lame était émoussée ou abimée, je l’échangeais contre une autre. Le changement était rapide : il fallait mettre le milieu de la barre de coupe sur une cale, pousser la lame vers un côté afin de pouvoir, une fois dévissée, enlever les deux vis de la pièce qui lient le mécanisme d’entraînement à la lame. Puis retirer la lame par un côté. Si possible, mettre un peu de graisse sur les parties glissantes, rentrer la nouvelle lame dans le porte-lame et remonter le tout. Encore quelques coups de pompe à graisse (qui se trouvait dans la caisse à outils) dans le mécanisme d’entraînement, et c’était reparti !
Je remplaçais les sections cassées dans l’appentis en bois servant d’atelier que j’avais monté à côté de la maison : je posai la lame, qui se composait de plusieurs sections triangulaires rivetées sur une barre métallique entre les mâchoires de l’étau, de sorte que la barre de métal repose sur une mâchoire et la section cassée entre les deux. Avec un ou deux coups secs avec le marteau sur le bord de la section, celle-ci coupait les rivets et on pouvait l’enlever et l’échanger. A cause des plaques servant de glissière, on avait besoin de deux longueurs de rivets. Pour aplatir les rivets au marteau, il fallait poser la barre sur l’étau fermé, mieux encore sur un bout de rail de chemin de fer trouvé à la casse qui faisait office d’enclume. Il fallait aussi, surtout après avoir touché une souche d’arbre, lorsque les doigts de la barre étaient tordus ou encore que les lames bougeaient difficilement, redresser ces doigts ou les échanger. Pour cela, il fallait retirer la lame et viser le passage de la lame.
L’ÉTÉ
Ayant fauché toute la colline au-dessus de la maison, nous commençâmes à ratisser les fougères en andains, en rangées. Pour les enfants, j’avais fabriqué des râteaux et des fourches rudimentaires avec des branches de noisetier. Ils nous aidèrent. Mais notre chien aussi. Seulement celui-ci, au lieu de ramasser les fougères, les éparpillait quand il venait à trouver un trou de souris. Il y avait encore de la vie dans le sol ! Nous avions prévu d’engranger les fougères plus tard, comme litière pour l’hiver. Mais nous en fûmes empêchés par un Elie essoufflé qui monta la colline à pied pour nous demander de couper son herbe plutôt que les fougères qu’aucun animal ne mangerait ! Sa faucheuse était en panne, en plus il avait le cœur fatigué et était interdit de travail. Il nous convainquit définitivement en nous promettant cinq tonnes de foin. Alors nous laissâmes tout tomber, chargeâmes la motofaucheuse sur la remorque et descendîmes avec lui au village.
En raison de l’avance de la végétation dans le fond de la vallée l’herbe dépassait déjà les genoux. Souvent il s’agissait de petites parcelles qu’il ne pouvait pas faucher avec son tracteur AVTO géant. Une fois le foin sec, il y amena la botteleuse, une sorte de presse avec le tracteur. Nous y poussions les andains de foin ou les apportions avec la fourche. Au fond de la vallée les terrains étaient assez plats. Souvent, les parcelles appartenaient à quelqu’un d’autre, comme nous apprîmes avec le temps. Parfois des arbres, en général des peupliers, étaient plantés dans les prés, et le terrain devait être entretenu jusqu’à ce que les arbres soient grands. Cela rendait la coupe plus compliquée et ne permettait pas à l’herbe de sécher rapidement. Souvent le propriétaire passait et touchait les arbres pour vérifier qu’on ne les avait pas coupés. C’était arrivé quelques fois parce que je coupais le plus près possible des arbres. Ensuite quelqu’un finissait de couper l’herbe autour des arbres à la faux. Il en était de même pour les bordures des prés et là où le terrain était trop raide pour la faucheuse. Quel travail ! L’herbe était très haute. Je marchais derrière la motofaucheuse, pendant que Marcelle me suivait en écartant avec la fourche une étroite bande d’herbe coupée, afin que celle-ci ne bourre pas la barre au passage suivant. Étant trop haute, l’herbe tombait par-dessus les planches à andains, fixées à chaque extrémité de la barre de coupe. Avec le temps, elle et moi formâmes une équipe bien rodée. Au début ça sentait l’herbe verte partout. Mais chaque jour, non, chaque heure, l’odeur changeait jusqu’à ce qu’enfin le parfum sucré et magnifique de foin s’épande partout, un parfum qui avait empli mon enfance et que je considère, ainsi que celui du fumier de vaches, comme le meilleur du monde !
Une fois l’herbe légèrement séchée, elle était retournée et empilée soigneusement afin que les brins légèrement raidis par le soleil maintiennent l’herbe encore verte en suspens. Les râteaux glissaient vite mais aussi en douceur sur le sol, sans accrocher. L’herbe devenait plus légère avec chaque geste et se transformait peu à peu en foin odorant. Les fourches le jetaient en l’air quand il était trop compact, le retournaient simplement quand il était plus aéré, ou bien le grattaient vers le bas quand il se trouvait sur une pente abrupte. Chaque geste était précis, exercé mille fois, transmis d’une génération à l’autre. Bien sûr, nos enfants participaient avec leurs outils simples faisant en sorte que le foin s’envole en l’air