L'Italie encadre cette colonie comme à Durazzo et comme à Scutari par une organisation à elle, dont le chef est le consul et dont les linéaments sont formés des écoles royales, des postes italiennes et de l'agence de la compagnie de navigation la Puglia avec les intérêts qui gravitent autour de celle-ci. D'après un rapport de la direction générale des écoles italiennes à l'étranger, Vallona comme Durazzo possédait en 1913 trois écoles royales, une de garçons, une de filles, et une école du soir avec 400 élèves environ dans chacune de ces villes; à Scutari, cinq écoles, dont deux crèches, recevraient un nombre un peu plus grand d'enfants. D'après ce que j'ai vu à Vallona, j'ai lieu de croire que ces chiffres sont plutôt exagérés; toutefois, il n'est pas douteux que les écoles royales sont un des meilleurs éléments d'action de l'Italie en Albanie; si elle pouvait réaliser le projet d'organiser à Bari, à six heures de la côte albanaise, une école supérieure pour jeunes Albanais et d'y attirer ces derniers, ce serait assurément le plus remarquable couronnement de cette oeuvre scolaire.
Malgré ces efforts qui datent d'un quart de siècle, son action reste encore inférieure en résultats à celle de l'Autriche dans l'ensemble de l'Albanie; mais à Vallona, grâce à sa colonie, elle a dépassé sa rivale; c'est qu'ici, l'Autriche manque de son point d'appui habituel, le clergé catholique et les écoles religieuses; sauf la petite colonie italienne, qui d'ailleurs manque de prêtres et d'église, il n'y a dans ce port que des musulmans et des orthodoxes; des distributions d'argent opportunes peuvent procurer à l'Autriche des partisans ou des indicateurs, mais non une organisation; aussi l'influence autrichienne est-elle fortement battue en brèche dans cette région de l'Albanie et il n'a fallu rien moins que la guerre italo-turque, qui a provisoirement arrêté l'expansion italienne, et la politique de la Consulta, qui a rendu violemment hostile à l'Italie tout l'élément grécophile, pour arrêter les progrès de l'action italienne.
Dans l'Albanie indépendante, cette action reprend avec d'autant plus de force que son rayon va être limité; l'Albanie devient une façade maritime avec un hinterland montagneux; les plus hautes chaînes l'encadrent et elle est à peu près formée des deux anciens vilayets de Scutari et de Janina, à l'exception de la région méridionale de ce dernier; sous le régime turc, les Albanais s'avançaient bien au delà, mais l'Italie n'exerçait vraiment son action commerciale et économique que dans ce qui devient l'Albanie autonome; dans les dernières années, le commerce italien recueillait environ un tiers des transactions faites avec l'étranger dans le vilayet de Janina et un quart dans le vilayet de Scutari.
Ce sont des résultats considérables, si l'on songe que l'Autriche-Hongrie a hérité de la prépondérance économique en ces régions depuis la chute de la République de Venise, que Trieste est la tête de ligne d'un mouvement commercial traditionnel, avec ses commerçants allemands, grecs, voire italiens, qui y possèdent leurs maisons de commerce, avec ses navires, ceux du Llyod secondés par ceux de l'Ungaro-Croate de Fiume, avec sa position merveilleuse comme point de départ d'un fructueux cabotage; bon an mal an, les deux vilayets faisaient sans doute pour une vingtaine de millions d'affaires à l'extérieur dont un tiers en vente et deux tiers en achats; l'Autriche se maintenait au premier rang, distançant de bien loin ses concurrents et notamment sa jeune rivale et alliée.
En sera-t-il de même demain? On ne peut douter que la lutte va être menée à fond par l'Italie, et c'est à Vallona que celle-ci dirige ses plus vifs efforts; à Scutari ou à Durazzo, elle travaille; à Vallona, elle veut vaincre; l'endroit est bien choisi: à six heures de Brindisi et de Bari, sous le même ciel et le même climat que celui où vivent en Italie les Albanais émigrés, dans un milieu où le catholicisme ami de l'Autriche est absent.
Mais, à vrai dire, toutes ces circonstances sont bien secondaires; si l'Italie a les yeux fixés sur Vallona, c'est que la question de Vallona est une question capitale pour sa politique. Je dirai volontiers qu'elle abandonnerait sans doute les cinq sixièmes de l'Albanie, si l'on voulait lui laisser le dernier sixième avec Vallona et j'exagérerai à peine si j'ajoute que la Triple-Alliance a été acceptée par l'Italie comme une assurance de n'être pas rejetée de cette rive.
La valeur que la rade de Vallona représente dans l'Adriatique ne saurait être trop mise en lumière. Dans cette mer, la politique autrichienne a su se réserver au cours des siècles tous les bons ports: Trieste, Fiume, centres commerciaux, Pola, Sebenico, ports militaires, et Cattaro, dont les merveilleuses bouches auraient une valeur sans pareille si le Monténégro ne les dominait pas du haut du mont Leoven.
En dehors de ces rades, que reste-t-il? En Italie, Venise où l'on a créé tout un appareil défensif, mais qui, avec les accès facilement ensablés, ne peut prétendre à un rôle offensif; Ancône et Bari, ports de commerce ouverts et qui ne sauraient devenir ports militaires; Brindisi, où l'Italie a fait porter ses efforts, mais qui n'est qu'un pis-aller comme port de guerre et incapable de contenir une flotte de haut bord; de la sorte, il a fallu que le royaume organise son grand port défensif et offensif à Tarente, à l'extrémité de son territoire et au delà du canal d'Otrante, porte de l'Adriatique.
Sur la côte voisine, les ports valent bien moins encore; de l'un à l'autre, j'ai passé et pense qu'on ne saurait se tromper sur leur valeur. Antivari est un assez bon port de commerce, à l'abri des vents du sud, mais peu défendable; Dulcigno n'est qu'une crique ensablée; à Saint-Jean de Medua, les vents rejettent les alluvions du Drin, qui envahissent progressivement la rade très médiocre; à Durazzo, le navire reste aussi actuellement en mer pour débarquer passagers et marchandises à 300 mètres du rivage; mais il n'y a pas en ce lieu de rivière qui ensable la côte: en opérant des dragages et des travaux, on pourrait faire un port convenable; toutefois, il est livré sans défense aux vents du sud; une jetée pourrait y être construite, mais Durazzo restera toujours un port ouvert aux vents et propice aux attaques.
Pour compléter cette énumération, il ne reste plus que Vallona. Or, sa baie constitue un port naturel superbe et vaste, en eau profonde, sans rivière qui l'ensable. Elle s'étend sur plus de dix milles du nord au sud et compte une largeur de cinq milles en moyenne; la profondeur d'eau varie de 25 à 50 mètres; la partie méridionale de la baie, dite anse de Dukati, est abritée de tous les vents et le fond n'y est pas à moins de 20 mètres; une plaine, boisée et bien cultivée, l'entoure, arrosée par la rivière Nisvora. Devant la rade, l'île de Sasseno, haute de 300 mètres, longue de 2 milles et demi, allonge ses collines comme une défense naturelle vers le large; une minuscule jetée et quelques dragages suffiraient à constituer la plus belle rade de l'Adriatique, la plus sûre et la plus facilement défendable.
C'est en ce lieu qu'était jadis Oricum, Porto Raguseo, où les habitants émigrèrent quand le fleuve Vopousa, apportant ses dépôts au port d'Appolonia, l'ensabla et éloigna le rivage; on voit encore, non loin de Vallona, sur une petite éminence, quelques ruines très médiocres, quelques colonnes, restes de cette ancienne ville où passait jadis la ligne côtière; alors que toute la côte jusqu'à Antivari a repoussé la mer et s'est avancée de plusieurs dizaines de kilomètres depuis l'époque romaine, la baie est restée la même rade profonde et protégée, qui attend le dominateur qui saura l'utiliser.
Dès lors, qui ne comprend la valeur de Vallona? Le canal d'Otrante est la porte de l'Adriatique et Vallona en tient la clef; embusquée dans ce port, une force navale ferme et ouvre le canal large d'environ 70 kilomètres seulement; Vallona deviendrait-il la possession d'une autre puissance que l'Italie? C'est, en cas de guerre, l'Adriatique fermée à celle-ci, les escadres de Tarente arrêtées au défilé et toute la côte italienne d'Otrante à Venise tenue sous la menace d'une flotte étrangère, cachée à six heures de mer; il est vrai que si Vallona tombait au pouvoir du royaume, les flottes autrichiennes seraient embouteillées dans l'Adriatique, car, à la quitter, elles risqueraient d'être prises au détroit entre les attaques de Vallona et celles de Tarente.
Vallona constitue donc une position stratégique de premier ordre dans l'Adriatique; l'Italie ne saurait consentir à ce que ce port tombe sous la domination d'une grande puissance