Au jeune royaume d'Albanie. Gabriel Louis Jaray. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Gabriel Louis Jaray
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Книги о Путешествиях
Год издания: 0
isbn: 4064066088927
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naguère établi sa première capitale; la raison en est simple, c'est le fief du chef de ce premier gouvernement, Ismaïl Kemal. L'organisation féodale subsiste dans cette partie du pays comme au nord; à côté des villages libres, où chaque paysan est propriétaire de sa terre, des propriétés foncières considérables appartiennent aux beys, qui forment la classe dominante de la population; sur ces domaines, des métayers demeurent leur vie durant et cultivent le sol; ils reçoivent une moitié ou les deux tiers de la récolte, selon les régions.

      Parmi ces grands propriétaires, quelques familles, dans chaque partie de l'Albanie, se sont élevées avec le temps et leur influence s'exerce sur les autres notables. A Vallona, la grande famille est celle des Vlora ou Vlorna, déformation, dit-on, du nom de Vallona; le chef de cette famille est l'ancien grand-vizir Férid Pacha; ses terres se comptent par heures de marche; son palais est en ville, mais fort délabré, car il séjourne peu volontiers ici où on l'accuse de mille exactions; aussi est-ce son cousin pauvre qui a hérité de l'influence traditionnelle des Vlora et Ismaïl Kemal s'est depuis longtemps posé en chef. Sous l'ancien régime, il avait comme programme l'indépendance de l'Albanie; dès l'instauration du régime jeune-turc, il se proclama «osmanlis», mais adversaire d'Ahmed Riza et de ses amis; il s'allia à l'Union libérale, puis en devint le président et, en face du système centralisateur d'Union et Progrès, réclama la décentralisation et l'autonomie; tous les beys de la région jusqu'à Berat et El-Bassam étaient ses amis et ses partisans et l'on peut dire qu'il fit dans cette partie de l'Albanie l'union de la classe dirigeante contre la jeune-Turquie.

      Celle-ci s'en vengea en 1909: après le mouvement de réaction de Constantinople et la victoire des jeunes-turcs, ces derniers impliquèrent les beys de Vallona dans un complot et les inculpèrent de trahison ou de réaction. La plupart durent fuir à l'étranger ou dans les montagnes. Aussi peut-on croire que c'est avec un plaisir sans mélange qu'ils mirent à leur tour à la porte les représentants de la jeune-Turquie pour prendre le pouvoir ou ce qui en a l'apparence.

      Cette classe de la population est fort différente des beys des montagnes du Nord; ces derniers n'ont eu aucun contact avec l'Occident, ils l'ignorent; les beys de Vallona y sont allés et parlent parfois l'italien, l'allemand ou le français; ils ont des lumières sur le monde extérieur à l'Albanie et possèdent un vernis de culture; musulmans, ils ne sont pas fanatiques et certains comme Ismaïl Kemal se disent amis des orthodoxes grecs; très conscients de leur nationalité albanaise, ils ont l'ambition d'être maîtres chez eux et de parvenir à leurs desseins, en employant les moyens opportuns.

      La rudesse des moeurs du Nord s'est atténuée et ils ont remplacé le coup de feu par l'intrigue; ils ne portent pas le fusil, mais portent en eux une imagination qui leur montre tout possible; toutefois, la douceur du climat, la facilité de la vie, qui contrastent si singulièrement avec les rudes saisons des massifs de l'Albanie du Nord et les pénibles luttes de l'existence du petit bey montagnard de Liouma ou de Malaisia, ont donné à ceux qui sont nés aux rives de la Vopoussa et aux côtes de Vallona la nonchalance orientale, la paresse d'agir, commune aux peuples favorisés pendant trop de siècles par la chaleur du ciel méditerranéen et la tiédeur des flots qui chassent vers le Nord les hivers rigoureux. C'est ainsi que trop souvent l'ardeur des gens de Vallona est imaginative et l'initiative renvoyée au lendemain.

      Chacun sait que le semblant de gouvernement établi par Ismaïl Kemal en décembre 1912 dura l'espace d'une année et n'arbora sur la ville l'étendard de l'Albanie indépendante, l'aigle noir à deux têtes sur fond rouge, que pour le transmettre au prince choisi par l'Europe. Sous le régime turc, Vallona n'était dotée que d'un simple Kaïmakan; c'est tout un ministère qui y fut établi par Ismaïl et, trait caractéristique, un ministère de grands propriétaires: Zenel bey, nommé sans le savoir président du sénat, est le chef de la grande famille des Mahmoud Begovic d'Ipek, dont j'ai conté l'entretien dans l'Albanie inconnue; Riza bey, le chef de la plus vieille famille de Diakovo, était désigné comme commandant de la milice nationale, en compagnie d'Issa Bolétinatz, le célèbre bey agitateur; Abdi bey Toptan, nommé aux finances, Mehmed Pacha à la guerre, Lef Nossis aux postes étaient tous de grands propriétaires; c'était le ministre des beys, avec Luidgi Karakouki, ancien secrétaire d'Ismaïl Kemal, au commerce, comme agent d'affaires pour les circonstances délicates, type de levantin rusé et adroit, qui connaît italien et français et servait d'interprète entre l'Albanie et l'Europe.

      Tel était le gouvernement, disons de Vallona, car il ne gouvernait, au vrai sens du mot, guère au delà d'une zone d'une cinquantaine de kilomètres autour de la ville. Au Nord et à l'Est, c'est l'anarchie albanaise; au Sud, c'est la population grecque orthodoxe d'Épire, qui réclame son rattachement à la Grèce, à l'exception de quelques groupes musulmans réfugiés dans les montagnes, comme les Lap près de Santi-Quaranta et, surtout plus au Sud, comme les Tcham qui ont conservé leur fanatisme et leur isolement.

      C'était donc une vingtaine de mille habitants peut-être qui subissaient l'action du gouvernement de Vallona; la ville à elle seule en compte environ 8 000; les Albanais musulmans en composent la grosse majorité; des orthodoxes albanais ou grecs, et des Italiens catholiques d'origine albanaise y entretiennent l'usage constant de la langue grecque et de la langue italienne; quant à la langue turque, elle a toujours été inconnue.

      La présence de cette colonie italienne d'origine albanaise est un des traits les plus intéressants des relations entre l'Italie et l'Albanie, et dans le conflit d'intérêts italo-autrichien, dont Vallona est le centre, elle joue un rôle qui n'est pas négligeable. Vallona est peut-être de toutes les villes de l'Albanie celle où l'Italie possède le plus d'influence; elle le doit moins à sa proximité qu'à deux causes fondamentales: l'une est la présence en Italie d'une importante colonie albanaise italianisée, dont un certain nombre de représentants sont retournés en Albanie et ont été dirigés vers Vallona; l'autre est l'intérêt de premier ordre que le royaume attache à cette partie de la terre albanaise.

      C'est, paraît-il, au XVe siècle que les premiers Albanais émigrèrent en Italie; les historiens italiens racontent qu'en 1462 tandis que Ferrant d'Aragon faisait le siège de Barletta, une colonie d'Albanais se présenta à lui et se fixa dans le pays; c'est en tout cas vers 1470 que cette émigration prit des proportions assez importantes; l'origine en était la conquête turque effectuée à cette époque après la défaite de Scanderbey; dispersés à travers les Abruzzes, la Calabre et la Sicile, ces émigrés ont adopté la langue, puis le costume, puis les coutumes du pays où ils se fixaient; toutefois, ils n'ont pas perdu tout souvenir de leur ancienne patrie ni tout contact avec elle; pendant très longtemps, ces souvenirs sont restés latents et ces contacts intermittents; mais, depuis la création du royaume d'Italie, Rome comprit très vite le parti qu'elle pouvait tirer de cet élément, qu'on évalue à une cinquantaine de mille âmes; elle s'appliqua à ranimer les souvenirs, à rétablir les contacts et à faire des Albanais d'Italie l'instrument d'action le plus efficace pour la propagande italienne en Albanie, en attendant d'en tirer parti pour invoquer ses intérêts spéciaux. M. Baldacci, professeur à l'Université de Bologne, a indiqué avec franchise ce plan concerté: «La politique italienne se sert, écrit-il, des Italo-Albanais comme point d'appui pour exercer une influence sur les populations balkaniques, d'autant plus que le voisinage de cette colonie avec la côte d'Illyrie, la parenté avec certaines familles, l'analogie et la communauté d'histoire, de coutume et de commerce, fournissent des droits et des raisons pour intervenir.»

      Les Italiens ont favorisé la renaissance nationale de l'idée albanaise et ont donné asile à une société nationale albanaise et à des journaux, écrits d'abord en italien, puis en albanais, qu'ils répandirent de l'autre côté de l'Adriatique; par ces intermédiaires, les dons pouvaient facilement être distribués dans l'autre presqu'île; par eux, on chercha surtout à exercer une influence sur les Albanais, et quels meilleurs agents à transplanter sur l'autre rive adriatique: l'Italie y trouvait double avantage, celui de posséder sous la main des intermédiaires précieux, celui d'avoir des agents commerciaux excellents pour le développement du trafic italo-albanais.

      A Vallona, le vice-consul d'Italie me présente, par exemple, le chancelier du consulat: c'est un M. Bosio, qui exerce le métier d'agent de la Puglia; il est né dans les