Telles sont assurément quelques-unes des questions que tous se posent et dont chacun parle d'autant mieux qu'il n'y est point allé voir.
Dans les pages qui vont suivre, j'ai essayé seulement de donner une image fidèle des régions les plus importantes et les plus populeuses de l'Albanie autonome.
Dans un précédent volume, l'Albanie inconnue, j'ai conté mon voyage chez les Albanais du Nord, dans les villes interdites, conquises jadis par les Albanais sur les Serbes et depuis lors reprises par ces derniers, et dans les tribus indépendantes et inviolées des montagnes du Nord.
Le présent ouvrage est consacré aux parties de l'Albanie du Centre, du Sud et de l'Est qui sont ou du moins qui étaient d'un abord plus facile. Ce sont les régions destinées à devenir le centre du nouvel État, du jeune royaume d'Albanie.
C'est là que la capitale est établie, là que les premiers efforts d'organisation sont faits, là que les rivalités s'exercent, là qu'entrent d'abord en conflit les antiques traditions locales et les nouvelles exigences d'un État du XXe siècle.
De ce que j'ai vu hier, est-il légitime de conclure pour demain? Du spectacle des Arnautes sous le joug turc est-il permis de déduire des pronostics sur le destin de «l'Albanie aux Albanais», sur l'avenir du nouveau royaume des Shkipetars? On ne saurait en tout cas se garder d'oublier qu'il faut faire leur part aux imprévus comme aux destins de l'histoire, aux hommes qui fondent ou ruinent les empires comme à la logique des événements et des situations.
Aussi l'ambition de celui qui écrit cet ouvrage sera-t-elle satisfaite, s'il fait revivre devant l'esprit du lecteur un milieu, les individus qui s'y agitent, leurs sentiments, leurs préjugés, leur état d'âme, s'il explique les problèmes qui s'y posent, les facteurs qui en sollicitent la solution dans un sens ou dans l'autre. Peut-être cela ne permet-il pas de prévoir l'avenir; mais les desseins de l'auteur seront accomplis, si ces pages aident à le comprendre.
CHAPITRE PREMIER
VALLONA
En pays «maghzen» albanais || La baie de Vallona || L'organisation féodale, les relations entre l'Italie et Vallona || L'action autrichienne || Le commerce extérieur de l'Albanie et la part de l'Autriche et de l'Italie || L'importance de Vallona dans l'Adriatique || La Triple-Alliance et le statu quo en Albanie.
De même que le Maroc traditionnel se divisait en pays maghzen et en pays siba, en pays soumis au sultan et en pays insoumis, de même en était-il des régions que nos cartes dénomment habituellement Albanie; et c'est au même signe distinctif qu'on pouvait ranger une ville ou un village dans l'une ou l'autre des deux catégories, je veux dire au paiement de l'impôt; dans l'Albanie inconnue, j'ai raconté mon voyage en pays Siba; des montagnes du Nord, me voici descendu près du canal d'Otrante, suivant «les échelles» d'Albanie avant de traverser d'Adriatique en Macédoine vers Monastir et Uskub; partout l'administration turque y était établie et relativement obéie, sinon respectée; partout Italiens, Autrichiens ou Grecs y entretiennent des comptoirs et des intérêts et les bateaux de la Puglia ou du Llyod ou les navires grecs y portent journellement, en même temps que leurs couleurs, leurs produits et leurs agents.
Prevesa et Santi-Quaranta sont les premières escales des paquebots qui font le cabotage et le service postal de l'ancienne frontière grecque à la frontière monténégrine ou autrichienne; escales sans grand intérêt et servant surtout de ports à Janina et à sa région, dont ils sont éloignés d'une douzaine d'heures en voiture par Prevesa ou à cheval par Santi-Quaranta.
Mais le navire, qui court le long d'une côte sauvage dont la bordure rocheuse tombe abrupte dans la mer, arrive tout à coup devant une échancrure du rivage; au nord, le terrain plat et marécageux fait un remarquable contraste avec les montagnes du sud qui enserrent presque complètement une baie, que ferme et protège une île. C'est la baie de Vallona; le navire s'engage dans la passe entre l'île de Saseno et le cap Glossa, pointe sud et montagneuse du golfe où le navire jette l'ancre.
La rade est merveilleuse; la vaste baie, d'un bleu profond, s'ouvre sur un fond de montagnes vertes, tachées du gris cendré des oliviers; là-bas, sur la droite, à mi-coteau, le village de Kanizia dresse ses maisons antiques, qui semblent des ruines romaines au milieu d'arbres plantés par les Vénitiens; à gauche, la terre plate émerge à peine des flots et l'on distingue mal où finissent les roseaux de la côte et où commencent les oliviers et les ormes où Vallona est enfoui; on aperçoit à peine la ville; seule, au loin, la pointe blanche des minarets se détache au milieu des bosquets d'arbres et, sur le port, les bâtiments de la douane attendent le voyageur.
Ce cirque de verdure enserre une baie apaisée; l'île qui ferme la rade brise la violence des flots; les collines arrêtent les vents du sud et la brise de l'est; l'eau calmée reflète au profond de la baie la silhouette des sommets qui la protègent.
Le navire se balance sur ses ancres à cinq cents mètres du rivage marécageux; les barques arrivent du débarcadère et se pressent sur ses flancs; celle-ci amène le vice-consul d'Italie, qui vient aux nouvelles, et la voisine un agent du consulat autrichien; à côté, des voiliers d'assez fort tonnage sont remplis de barriques et de peaux, sans doute d'huile d'olives et de peaux de chèvres, les deux objets d'exportation du pays. Les bateliers assiègent de leur insistance les gens du bord; voici enfin la barcasse où l'on me fait descendre; le batelier de ses rames s'éloigne du navire, puis bientôt debout, conduit en s'appuyant sur les hauts fonds.
En maintes villes d'Orient, le ciel et la mer, la lumière dorée, l'éclat des taches blanches que les maisons forment en se détachant sur les verdures profondes, les couleurs intenses qui vibrent et l'air diaphane qui rapproche les premiers plans composent la beauté du site et jettent sur la ville l'illusion du rêve devant le voyageur qui aborde à la rive; mais qu'il descende; que de spectateur lointain du paysage féerique, il devienne le promeneur familier anxieux de voir de près la beauté entrevue, souvent, hélas! un désenchantement lui fait maudire le mirage que devant ses yeux a fait jouer la lumière.
Vallona est de ces villes: on aborde à un port rudimentaire, ou plutôt à un débarcadère, la Scala, construit par une société exploitant l'asphalte; quelques arbres masquent des ruines assez importantes d'une forteresse vénitienne, puis une route poussiéreuse conduit de la douane à une ville sans beauté et sans charme; le bazar n'a point d'attrait et les étalages y sont misérables; la grande place est d'une banalité qu'égalent les mosquées voisines; l'eau vive manque; les costumes locaux ont disparu et les maisons sont sans intérêt; ce ne sont plus les «Koulé» de Diakovo et d'Ipek, forteresses féodales des beys albanais du Nord; les jardins desséchés n'ont pas la vie que met l'eau courante des ruisselets à Tirana la verte ou dans la mystérieuse Ipek.
Rien ne rappelle ici l'originalité des villes albanaises de l'intérieur; je cherche le cimetière où, près de la maison, les pierres debout marquent seules les tombes et où, sous les arbres centenaires, gens et bêtes passent pour les besognes familières. Je ne trouve plus le jardin clos où c'est un fouillis de fleurs, d'arbres et de vignes aux lourds raisins, où l'on peut cueillir le fruit qui vient de mûrir et le rafraîchir dans l'eau glacée et pure qui circule à travers les herbes dans les sillons qu'on lui a creusés.
Non contente d'être sans grâce, Vallona est aussi sans salubrité; elle est entourée de marécages et la malaria sévit; l'Occidental qui y séjourne ne doit pas oublier la quinine et en faire usage; le gouvernement turc avec son habituelle insouciance n'a rien fait pour protéger les habitants; l'eucalyptus, qui