Physiologie du goût. Brillat-Savarin. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Brillat-Savarin
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066084646
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       Analyse de la sensation du Goût.

      11.

      ES principes étant ainsi posés, je regarde comme certain que le goût donne lieu à des sensations de trois ordres différents, savoir: la sensation directe, la sensation complète et la sensation réfléchie.

      La sensation directe est ce premier aperçu qui naît du travail immédiat des organes de la bouche, pendant que le corps appréciable se trouve encore sur la langue antérieure.

      La sensation complète est celle qui se compose de ce premier aperçu et de l'impression qui naît quand l'aliment abandonne cette première position, passe dans l'arrière-bouche, et frappe tout l'organe par son goût et par son parfum.

      Enfin la sensation réfléchie est le jugement que porte l'âme sur les impressions qui lui sont transmises par l'organe.

      Mettons ce système en action, en voyant ce qui se passe dans l'homme qui mange ou qui boit.

      Celui qui mange une pêche, par exemple, est d'abord frappé agréablement par l'odeur qui en émane; il la met dans sa bouche, et éprouve une sensation de fraîcheur et d'acidité qui l'engage à continuer; mais ce n'est qu'au moment où il avale et que la bouchée passe sous la fosse nasale que le parfum lui est révélé, ce qui complète la sensation que doit causer une pêche. Enfin, ce n'est que lorsqu'il a avalé que, jugeant ce qu'il vient d'éprouver, il se dit à lui-même: «Voilà qui est délicieux!»

      Pareillement, quand on boit: tant que le vin est dans la bouche, on est agréablement, mais non parfaitement impressionné; ce n'est qu'au moment où l'on cesse d'avaler qu'on peut véritablement goûter, apprécier, et découvrir le parfum particulier à chaque espèce; et il faut un petit intervalle de temps pour que le gourmet puisse dire: «Il est bon, passable ou mauvais. Peste! c'est du chambertin! O mon Dieu! c'est du surène!»

      On voit par là que c'est conséquemment aux principes, et par suite d'une pratique bien entendue, que les vrais amateurs sirotent leur vin (they sip it); car, à chaque gorgée, quand ils s'arrêtent, ils ont la somme entière du plaisir qu'ils auraient éprouvé s'ils avaient bu le verre d'un seul trait.

      La même chose se passe encore, mais avec bien plus d'énergie, quand le goût doit être désagréablement affecté.

      Voyez ce malade que la Faculté contraint à s'ingérer un énorme verre d'une médecine noire, telle qu'on les buvait sous le règne de Louis XIV.

      L'odorat, moniteur fidèle, l'avertit de la saveur repoussante de la liqueur traîtresse; ses yeux s'arrondissent comme à l'approche d'un danger; le dégoût est sur ses lèvres, et déjà son estomac se soulève. Cependant on l'exhorte, il s'arme de courage, se gargarise d'eau-de-vie, se serre le nez et boit...

      Tant que le breuvage empesté remplit la bouche et tapisse l'organe, la sensation est confuse et l'état supportable; mais à la dernière gorgée, les arrière-goûts se développent, les odeurs nauséabondes agissent, et tous les traits du patient expriment une horreur et un goût que la peur de la mort peut seule faire affronter.

      S'il est question, au contraire, d'une boisson insipide, comme, par exemple, un verre d'eau, on n'a ni goût ni arrière-goût; on n'éprouve rien, on ne pense à rien; on a bu, et voilà tout.

       Ordre des diverses impressions du Goût.

      12.--Le goût n'est pas si richement doté que l'ouïe; celle-ci peut entendre et comparer plusieurs sons à la fois: le goût, au contraire, est simple en activité, c'est-à-dire qu'il ne peut être impressionné par deux saveurs en même temps.

      Mais il peut être double, et même multiple par succession, c'est-à-dire que, dans le même acte de gutturation, on peut éprouver successivement une seconde et même une troisième sensation, qui vont en s'affaiblissant graduellement, et qu'on désigne par les mots, arrière-goût, parfum ou fragrance; de la même manière que, lorsqu'un son principal est frappé, une oreille exercée y distingue une ou plusieurs séries de consonances, dont le nombre n'est pas encore parfaitement connu.

      Ceux qui mangent vite et sans attention ne discernent pas les impressions du second degré; elles sont l'apanage exclusif du petit nombre d'élus; et c'est par leur moyen qu'ils peuvent classer, par ordre d'excellence, les diverses substances soumises à leur examen.

      Ces nuances fugitives vibrent encore longtemps dans l'organe du goût; les professeurs prennent, sans s'en douter, une position appropriée, et c'est toujours le cou allongé et le nez à bâbord qu'ils rendent leurs arrêts.

       Jouissances dont le Goût est l'occasion.

       13.

       ETONS maintenant un coup d'oeil philosophique sur le plaisir ou la peine dont le goût peut être l'occasion.

      Nous trouvons d'abord l'application de cette vérité malheureusement trop générale, savoir: que l'homme est bien plus fortement organisé pour la douleur que pour le plaisir.

      Effectivement, l'injection des substances acerbes, âcres ou amères au dernier degré, peut nous faire essuyer des sensations extrêmement pénibles ou douloureuses. On prétend même que l'acide hydrocianique ne tue si promptement que parce qu'il cause une douleur si vive que les forces vitales ne peuvent la supporter sans s'éteindre.

      Les sensations agréables ne parcourent, au contraire, qu'une échelle peu étendue, et s'il y a une différence assez sensible entre ce qui est insipide et ce qui flatte le goût, l'intervalle n'est pas très grand entre ce qui est reconnu pour bon et ce qui est réputé excellent; ce qui est éclairci par l'exemple suivant: premier terme, un bouilli sec et dur; deuxième terme, un morceau de veau; troisième terme, un faisan cuit à point.

      Cependant le goût, tel que la nature nous l'a accordé, est encore celui de nos sens qui, tout bien considéré, nous procure le plus de jouissances:

      1° Parce que le plaisir de manger est le seul qui, pris avec modération, ne soit pas suivi de fatigue:

      2° Parce qu'il est de tous les temps, de tous les âges et de toutes les conditions;

      3° Parce qu'il revient nécessairement au moins une fois par jour, et qu'il peut être répété, sans inconvénient, deux ou trois fois dans cet espace de temps;

      4° Parce qu'il peut se mêler à tous les autres et même nous consoler de leur absence;

      5° Parce que les impressions qu'il reçoit sont à la fois plus durables et plus dépendantes de notre volonté.

      6° Enfin, parce qu'en mangeant nous éprouvons un certain bien-être indéfinissable et particulier, qui vient de la conscience instinctive; que, par cela même que nous mangeons, nous réparons nos pertes et nous prolongeons notre existence.

      C'est ce qui sera plus amplement développé au chapitre où nous traiterons spécialement du plaisir de la table, pris au point où la civilisation actuelle l'a amené.

       Suprématie de l'homme.

       14.

      OUS avons été élevés dans la douce croyance que, de toutes les créatures qui marchent, nagent, rampent ou volent, l'homme est celle dont le goût est le plus parfait.

      Cette foi est menacée d'être ébranlée.

      Le docteur Gall, fondé sur je ne sais quelles inspections, prétend qu'il est des animaux chez qui l'appareil gustuel est plus développé, et partant plus parfait que celui de l'homme.

      Cette