Ce personnage – et ce n’étais pas la première fois que je le voyais – me procurait toujours une extase absolument enfantine: un concentré d’obscénité confinant à l’absurde. L’image de Master John était si corrosive qu’elle brûlait les yeux, les faisait se plisser et c’est tout juste si elle ne poussait pas à se signer. Jusqu’à présent, je ne suis pas sûre d’une chose: si je ne connaissais pas John, aurais-je deviné qu’il s’agit d’une caricature? Le striptease est une comédie et le striptease masculin est en doublement une, mais quand ils se retrouvent face au tabou, beaucoup de gens deviennent craintifs comme des enfants. Ils prennent tout absolument au sérieux.
D’ailleurs, à propos de striptease et de comédie, c’est justement John qui a éclairé ma lanterne: jusqu’à notre rencontre, j’étais convaincue que tous ces gars ne plaisantaient pas. Mais selon lui, il apparaissait qu’au contraire, ils plaisantaient! En revanche – John ne se lassait jamais de le préciser —, dans tout bon déshabillage qui se respecte, il doit toujours y avoir un scénario, une histoire. Sinon, tout perd son sens. J’ai vu quelques-uns de ses spectacles de striptease: effectivement, il y avait toujours un scénario. Parfois très réussi, parfois franchement raté, mais John n’avait pas peur d’expérimenter, tout comme il n’avait pas peur des échecs. John, une rose entre les dents (le pantalon en train de se déboutonner élégamment). John donnant un coup de fil à sa bien-aimée (une banane à la place du téléphone). En minijupe de midinette, avec des strass, les yeux soulignés d’une épaisse couche de noir et en collants noirs. Dans le rôle de Spiderman: en train de se déshabiller, bien sûr. Des histoires d’amour, de séduction, de course-poursuite, et parfois même un mélange de striptease et d’arts martiaux. Tsap – elle était elle aussi artiste – a exécuté une fois un striptease en jouant un gopnik2 de la banlieue de Moscou; je riais comme une baleine. Ça n’avait rien à voir avec les shows érotiques moscovites et leurs nanas molasses à l’air absent, aux mouvements d’automate (salacité pleine d’indifférence, poignée de fraises pourries au lait); non, c’était très gai. Gai et honteux.
Peut-être que c’est seulement après avoir croisé du regard le Master John de l’affiche que j’ai réalisé: oui, je suis vraiment à Avignon. Ne reste plus qu’à attendre des miracles.
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16th: Avignon with me (festival)
17th Aix-en-Provence (very nice city) with Alexis
18th to the 20th: Bandol (sea) with Edouard
20th: Toulouse with Cerone? We’ll see.
22nd: come back to Avignon to me
C’est à ça que ressemblait le plan de voyage que j’avais reçu dans une lettre de John, une semaine environ avant mon départ. Rien de superflu: tout était parfaitement clair et bien rempli. Je me souviens avoir été extrêmement émue: j’aurais moi-même trouvé comment me distraire, mais non, il avait impliqué ses amis, m’avait fait un emploi du temps. Ma gentille petite agence touristique.
Aujourd’hui nous sommes le seize: donc, c’est « Avignon with me (festival)».
John est resté torse nu, il a juste chopé un sac noir. Paolo a enfilé au-dessus de son legging rayé un autre pantalon, noir cette fois (le legging dépassait de l’élastique de celui-ci à la manière d’une pub frivole, mais il l’a rapidement couvert de son marcel). Sur les deux omoplates, il avait deux étoiles tatouées: grandes, très sobres. Simplement les contours des étoiles. On est sortis de la maison tous les trois.
La ville respirait déjà, et son souffle était pénible. Vers onze heures, le soleil s’est débarrassé de son amabilité matinale, il n’est resté nulle trace de ses tendres baisers furtifs: il brûlait de toute sa force. On a pénétré à nouveau dans la vieille ville: une rue étroite y menait (rue de la Carreterie, ai-je lu sur un panneau). Elle ressemblait au paysage colorisé d’une carte postale ancienne. Des tons pastels, des couleurs poussiéreuses. Les murs des maisons couverts de croûtes de peinture en train de s’écailler. Des balcons en fer forgé, des tuyaux en acier, et tout autour d’eux des fils électriques semblables à des spaghettis. Des affiches, des affiches, et encore des affiches, partout où c’était possible. Dans les vitrines des petits magasins, on voyait se dessiner dans l’ombre, tels des boulets de canon, des monticules de fruits et légumes.
Là où la langue du chemin se divisait en deux comme celle d’un reptile, débouchant sur une petite place avec une fontaine asséchée, s’était niché un bar; des tables en fer étaient disposées devant l’entrée. Tout près du mur, elles restaient encore à l’ombre, mais la plupart brûlait déjà sous le soleil. Le public se pressait vers le mur. On a occupé les dernières chaises libres.
Sorti des fraîches entrailles du bar, le serveur, un blond couleur de souris – le corps comme un compas, le visage comme un verre de glace – s’est glissé dehors. John a commandé des cafés. D’un air détaché, le serveur a fait un signe de tête, disparaissant à nouveau dans la fraîcheur de sa caverne. La place brillait tellement que ça faisait mal aux yeux de la regarder.
«So what do you do in life?» a demandé Paolo.
Je n’ai jamais aimé cette question. J’arrivais rarement à y répondre de façon claire. J’ai entonné mon vieux refrain :
«I have two professions…»
(L’essentiel maintenant est de ne pas entrer dans les détails)
«The first one is, let’s say, magazines. I’ve been working for a long time in woman glossies, you know – beauty, career, sex, five ways to seduce your best friend’s boyfriend. Cosmetics, clothes. All this.
– And what did you do exactly?» Il a tendu la main vers les cure-dents.
«Oh, different things. I was an editor of a small magazine, deputy chief editor, chief editor at last. And again an editor after, but that time of a big revue already. Then went for a freelance. Then I got tired, switched to social networks. (Regard perplexe). I mean Facebook, I manage pages of big companies.
– Quoi?!
– Vraiment?!
– Sérieusement?»
Les murs marron-jaunes des maisons, les platanes mal peignés, les réverbères se sont brusquement inclinés vers moi, se sont suspendus au-dessus de moi pour mieux entendre. Les pierres du pavé, comme des crabes, ont accouru de toute la ville à mes pieds; les enseignes se sont pliées pour ne pas laisser échapper un mot. L’Avignon en fête tout entier est parti dans un grand éclat de rire général, il a glapi, a hurlé :
«Vous avez entendu ça?
– Non mais elle est sérieuse?
– Des pages pour des entreprises sur Facebook? C’est quoi ces pages? Pour qui?
– Et c’est ça son travail?!
– Incroyable!»
Le rire a empli le monde entier. Un rire pas vraiment méchant, mais extrêmement surpris. J’ai eu moi-même l’impression soudain que j’avais prononcé quelque chose d’étrange. Comme le cerveau est bizarrement construit; toutes les composantes vieilles de deux jours à peine – Facebook,