Avignon et partout ailleurs. Première partie. Roman-voyage sur l’amour et le salut du monde. Basé sur des faits réels, ce texte est publié à la mémoire de son auteur.. Mara Ming. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Mara Ming
Издательство: Издательские решения
Серия:
Жанр произведения: Приключения: прочее
Год издания: 0
isbn: 9785005025012
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réjouie s’il avait proposé de dormir deux heures de plus; ce pour quoi cette microchambre convenait idéalement, c’était pour un sommeil éhonté, la tête enfouie dans l’oreiller. Je me suis effondrée sur le divan, oubliant d’enlever mes baskets, et ai fixé le plafond du regard.

      Dans la salle de bain, quelque chose est tombé avec fracas, puis un bourdonnement s’est fait entendre. Après quoi, l’eau s’est mise à bruire.

      Je voulais aussi prendre une douche, et également me reposer, au moins dormir un peu. En fin de compte, j’étais fatiguée moi aussi. Au début d’un long voyage, des nuées de petits problèmes nous assaillent toujours, comme des mouches, et au final, c’est sur les rotules qu’on débute les vacances. Deux jours plus tôt, je me suis débarrassée par miracle de tout ce que j’avais à faire, et sans même reprendre haleine je me suis envolée pour Milan. A Milan vivait Ira: mon amie et ex-collègue. Il fut un temps où on labourait coude à coude le même champ: elle régnait sur un petit magazine vivant, pour midinettes, et j’étais éditeur d’une grande revue féminine. On avait nos bureaux dans des bâtiments voisins. Puis Ira a fait un virage à quatre-vingt-dix degrés: elle a repris des études pour devenir océanographe (d’habitude, tout le monde applaudit ici), elle a nettoyé l’océan mondial, secouru des animaux de mer. Puis elle est partie à Milan à la conquête de l’industrie de la mode, et a fini par s’installer là-bas.

      «Elle a repris des études, a secouru, est partie» – comme ça, entre virgules, en bondissant, hein? Comme si tout ça était si facile, si aisé. De même, ma vie devait ressembler de l’extérieur à une sorte de joyeux escalier, de chanson frivole. Même si je la voyais plutôt comme une route en serpentins. Ou comme un jeu de l’oie. Un chemin tortueux, des tours passés, des récompenses, des pertes et cetera.

      Il était environ deux heures du matin quand le chauffeur de taxi m’a déposée près de la maison d’Ira, bâtie de pierre blanche et d’aspect austère. Il m’a déposée et il est parti, et je suis restée à gratter à la porte du hall-aquarium d’entrée, vivement éclairé, mais irrémédiablement hermétique. Ira s’était trompée d’un chiffre dans son numéro de téléphone. Je ne le savais pas et ai parcouru deux quartiers entiers avec mon bagage, à la recherche d’un hôtel, d’un taxi ou de quelque chose avec Internet. Il n’y avait rien. Des bâtiments majestueux, des voies de tram et seules des portes désespérément fermées alentour. Au milieu d’un Milan somnolent à mort, je suis tombée sur deux poignées de gars et deux mannequins légèrement éméchés, ai salué un drogué tatoué (» buonanotte, bella ragazza!»), ai caressé le chien de quelqu’un et soudain, en chemin, j’ai pu rétablir par miracle Internet sur mon portable. J’ai réussi à trouver Ira sur Facebook. Encore deux quartiers à se taper en sens inverse.

      Retrouvailles, discussions jusqu’à cinq heures du matin et lever à huit heures. Journée dans Milan l’impériale, étouffante de chaleur. Le toit du Duomo ressemblant à un port cosmique de transit. Les enfants collés à l’œil du télescope (un euro seulement, et tu as toute la ville devant toi; on peut distinguer les toits, les statues, les tours pointues). Les vitrines des magasins qui, écarquillant les yeux, débitent à qui mieux mieux: Salde! 20! 70! Des Japonais affairés avec leurs tablettes (» Pouvez-vous nous prendre en photo, s’il vous plaît? En auriez-vous la gentillesse?»). La fatigue. Qu’est-ce que j’ai fait toute la journée, bon dieu? J’ai grimpé au Duomo comme l’homme-araignée, et quoi encore?

      La brume chaude et épaisse au-dessus de la ville. Le tram m’emportant dans la mauvaise direction. Le tram immobilisé sur les rails, grincheux, farci d’Italiens bruyants. Le long trajet retour. Le déjeuner avec Ira dans un boui-boui à sushis: un steak de saumon et une gorgée d’Amaro Monténégro. La douche qui ne m’a pas aidée. Le taxi jusqu’à la gare routière, le bus Eurolines Milan-Marseille.

      Dans les bus de nuit, j’ai bouffé des centaines de kilomètres, mais ces derniers étaient pour la plupart sauvages, asiatiques. J’avais placé plus d’espoirs dans les bus européens: vitesse. sécurité. confort. Mais la nuit passée au côté d’Italiens tapageurs, qui ne daignaient pas se calmer et qui, de une heure à trois heures environ, discutaient avec excitation et force détails de la pizza, des pâtes et de la mozzarella – jusqu’à la dernière goutte d’huile d’olive, couleur d’or, à l’arrière-goût de noisette et de fruits frais, jusqu’à la dernière feuille de basilic (comment était-elle, de couleur violette ou bien plutôt verdâtre?) – cette nuit a définitivement mis un terme à ce qu’il y avait de meilleur en moi.

      Allongée sur le divan mou dans la tanière de John, je regrettais déjà de ne pas avoir fait un saut au bureau de tabac au seuil de la vieille ville et de ne pas avoir fumé une cigarette là-bas, sous un arbre. En ces jours, fumer me procurait encore du plaisir. A proprement parler, j’ai été toute ma vie ballottée d’un bord à l’autre (tu es une personne extrême, soupirait Asselia): par moments, je me passionnais pour le yoga, la nourriture saine et les pratiques ésotériques, et parfois je menais une vie totalement déréglée, buvais comme un vrai moujik russe et fumais comme un pompier. Les deux avec plaisir et de tout mon cœur. Et les deux me réussissaient à merveille.

      John, lui, vivait autrement. Il était un adepte intransigeant de l’alimentation saine, un amateur de yoga et de culture physique fasciste, sans compromis. Il faisait constamment des expériences sur lui-même et n’avait aucune pitié à son égard (» il se torture», enrageait Tsap). John était curieux de savoir: et s’il s’entraînait encore plus, s’il poussait ses limites à bout, qu’adviendrait-il? (» A quoi bon faire tout ça?», ai-je demandé une fois. « C’est un état intéressant», a-t-il répondu évasivement). Parfois, je pensais qu’il voulait peut-être devenir Batman ou quelque chose de ce genre.

      – –

      Il faut croire que je me suis quand même assoupie: en se frayant un chemin vers la fenêtre, John a renversé quelque chose et m’a réveillée. A peine a-t-il remonté le store vénitien que les rayons du soleil se sont rués dans la pièce, tels des femmes de chambre se hâtant de mettre de l’ordre dans le chaos de la nuit. L’image est devenue colorisée: la tapisserie couleur crème, le divan bleu. Le squelette blanc de l’armoire en face de la fenêtre. Deux tables de nuit (sur l’une d’elles, j’ai remarqué un manuel de russe; bravo, Johnny!). Une grande table: des papiers, des affiches, des flyers, des tournevis, des fils électriques. Un ordi portable. Des slips noirs sur l’écran, à la manière d’un rideau.

      Sur le matelas en-dessous de la fenêtre, le coloc de John s’est mis à gigoter: il a remué les doigts, a tourné sa tête brune. Il a cligné des yeux.

      «Hello.

      – C’est Mara, ma copine, elle est russe, m’a présentée John. And this is Paolo».

      Une main est sortie du ballot, et puis, après une courte lutte avec le drap et la couverture, Paolo s’en est extrait entièrement. Il s’est avéré être un beau gosse: jeune aigle nourri au biberon de la liberté1. Plus grand que Johny, athlétique et bien bâti, comme les gars des pubs pour sous-vêtements. Le visage hautain: profil idéal, beauté montagnarde. Un peu de poivre, un peu de poison. J’ai décidé de me dire qu’il avait du sang espagnol. Ou bien portugais; c’est encore plus intéressant ainsi.

      Paolo m’a effleurée d’un baiser glissant et est allé dans la salle de bain, enfilant au passage un pantalon ridicule: un legging aux rayures verticales noires et blanches.

      Sous la table, j’ai remarqué un jerrican de cinq litres contenant quelque chose d’inflammable. Peut-être qu’ils brûlent des drapeaux finalement? Ou alors c’est l’essence de quelqu’un?

      Que ne voit-on pas dans une pièce où vivent deux jeunes jokers de rue.

      «Did you have breakfast?» m’a demandé John, en fourrant la tête dans le frigo. Le mini-frigo.

      «Come on, ai-je agité la main. It’s too early for being hungry.»

      Des


<p>1</p>

paraphrase d’un vers d’un poème de Pouchkine