Dans la cage d’escalier, ça sentait la chaux et les vieilles serpillières (» Shitty place, a dit John en bâillant. But cheap»). Dans le long couloir au premier étage tremblotait une lumière trouble et jaunâtre (» comme dans un local de copropriété», ai-je pensé, sans bien savoir pourquoi). Quelques zigzags – j’ai été immédiatement perdue dans cette géométrie de couloir – puis on s’est retrouvés devant deux portes identiques sans numéro. John a poussé celle de gauche, mais n’a pas daigné allumer la lumière.
«There’s Paolo, l’ai-je entendu chuchoter. Still sleeping, he’s tired. Both tired, I’ve also something with my leg. It has been paining for a week already»
Le soleil suintait à travers les lames du store vénitien, diluant la pénombre dans la pièce. Dans cette soupe obscure flottaient les contours des objets: une table de nuit, un divan. Une table sur laquelle était amassé quelque chose. Un matelas à même le sol sous la fenêtre, et sur lui un ballot sombre, encombrant.
«He’s also a performer?» ai-je demandé tout bas. Il s’est avéré que oui, il était jongleur, une vieille connaissance. Et non, ils ne se produisaient pas ensemble. Ils partageaient ce cagibi, c’est tout.
«And you? Going well?»
John a souri.
«It depends. Almost no people this year, don’t remember when it was like that.»
Je tentais encore et encore de discerner cette pièce. Je ne sais pas trop ce que j’attendais de cette demeure; connaissant John, elle pouvait être tout ce qu’on veut. Lui-même était ainsi: tout ce qu’on veut. Artiste de rue, réalisateur, acteur, activiste politique, militant pour la renaissance du patriotisme français. Un provocateur né, magnifique et odieux. Cent en un.
C’est drôle. J’ai dit ça comme si on se connaissait depuis des siècles.
A vrai dire, pas depuis très longtemps. Trois, quatre mois, peut-être. En fait, je connaissais sa femme depuis environ six ans: on s’était rencontrées quand il n’y avait pas encore de John. Tout le monde l’appelait Tsap, elle était russe. On s’est perdues de vue pendant un moment, mais le printemps dernier je me suis soudain rappelée d’elle; il s’est trouvé qu’elle venait justement à Moscou en compagnie de son mari français pour mener une nouvelle formation. Ils organisaient sans arrêt des rencontres, des formations, des séminaires de toutes sortes, et ils faisaient preuve d’un éclectisme remarquable dans le choix des sujets: du végétarisme au striptease, du yoga à l’amour libre. Je suis allée voir Tsap et ai fait la connaissance de Johnny. Pour être plus exact, il s’appelait Jean, Jean-Marie même. Mais de Jean à John il n’y a qu’un pas.
John s’est révélé être une sorte de petit pâté farci de moi: on avait toujours quelque chose à discuter. Les voyages, l’Inde, les aventures. Il faisait l’éloge, je m’en souviens, de mon anglais; quelle honte, Maroussia, disait-il, les Russes ne veulent pas apprendre les langues, mais toi tu n’es pas comme les autres! Je riais: arrête, ça fait longtemps que mon anglais s’est transformé en hinglish: moitié hindi, moitié english. Une quinzaine d’années plus tôt, j’aurais peut-être même pu converser en français avec toi. Mais les instruments rouillent quand on ne les utilise pas. Le français, je ne pouvais plus le parler.
Un jour, je lui ai touché un mot de mon projet de passer des vacances en Italie l’été – je prévoyais d’aller au festival d’opéra – et John a immédiatement saisi l’occasion au vol.
Listen, a-t-il dit d’un ton insinuant. You go to Italy, so, you can drop to us? For a week, in addition to your holidays. What do you think?
Hmm, ai-je répondu.
Tout est si proche, m’a rappelé John. Tu passes par Milan? Alors, c’est seulement une nuit en bus ou en train. Je te présenterai à des gars français extras.
Je ne sais pas, ai-je dit.
Ils te montreront la France véritable, a ajouté John.
La vraie France française. Un plan simple et super, non?
En effet, pourquoi pas, ai-je soudain pensé. Tout est effectivement proche.
Et je suis tombée d’accord.
Concernant la France véritable, qui pouvait-on croire, si ce n’est John? Il était obsédé par l’idée de l’identité nationale, c’est pourquoi il savait comment mettre en valeur son pays natal. John suivait une trajectoire bien peu ordinaire: ayant commencé comme artiste de rue, il se dirigeait irrémédiablement, tel un tram sur ses rails, du côté de la politique. Au moment où on s’est rencontrés, il était déjà un anti-mondialiste convaincu: sous couvert de coopération du gouvernement français avec les Américains, il voyait un abominable projet consistant à priver les Français (pourquoi les Français d’ailleurs, tous les terriens) de leur mémoire, à leur faire oublier leurs racines et leurs traditions. Mais bon sang, les Français avaient le fromage, le vin, Jeanne d’Arc et dieu sait quoi encore, et selon John, ils ne pouvaient pas se permettre de négliger cela. Ils devaient en être fiers! Dans la bouche de John, le mot « nationalisme» était exceptionnellement laudatif: pour lui, il n’impliquait pas la haine des peuples voisins et signifiait plutôt l’amour de sa propre culture. Il est probable, consentait-il, que son peuple a quelque chose à apprendre des autres (des Russes, par exemple), mais renoncer à ses particularités, fusionner avec le reste du monde, devenir des Européens sans visage propre, c’est une issue horrible, la fin de tout.
«That’s all Americans! s’indignait John, et ses yeux de pirate lançaient des éclairs. A half of Europe already looks like copied! Everywhere is Macdonalds!»
C’est en cela que nous étions différents: John était dans la politique jusqu’aux oreilles, mais moi, je ne me mêlais jamais de tout ça. Premièrement, je ne croyais pas les politiciens, aucun d’entre eux. J’étais de ceux que mes propres amis appelaient avec mépris « la masse grise passive»: je n’agitais pas de rubans blancs, n’assistais pas à des meetings, ne citais pas les articles d’opposants célèbres. Mais ce n’était pas de la passivité; c’était une position de principe, et même une sorte de protestation. J’étais convaincue (pourquoi « j’étais»?) qu’il n’y avait pas de gens honnêtes en politique; tout du moins chez nous. Partant de là, peu importe qui essaye de me berner. C’est de ça dont on a discuté une fois; je m’en souviens parfaitement, c’était un soir, John faisait les cent pas dans la cuisine, vêtu de son peignoir chinois en soie, avec des dragons, et fulminait. Je mangeais un beignet.
«You really don’t see what’s going on?» s’est-il écrié enfin.
Non, je ne voyais pas; pour moi, personnellement, rien n’allait mal. Pour moi tout était simple. Il y avait une seule règle. Mets de l’ordre dans ton cercle proche – dans ta famille, à ton travail – apprends à jeter ton papier dans la poubelle (comme le montre la pratique, même ça, pas tout le monde n’arrive à le faire), et seulement alors tu peux monter sur une tribune. En ce qui me concerne, c’est précisément comme ça que j’avais résolu le problème. Je n’aspirais pas plus que ça à sauver le monde, je me souciais seulement de ce qui m’appartenait et dont j’étais personnellement responsable. Pour John, tout était global. Il consacrait la part léonine de son temps à la lutte et, de manière générale, ses méthodes me paraissaient tout à fait adéquates. Il ne brûlait pas de drapeaux américains, ne saccageait pas de magasins. Il considérait qu’on pouvait arriver à ses fins seulement par l’éducation, par des mots, des explications, et il donnait donc des interviews, écrivait des textes, organisait des rencontres pour ceux qui étaient prêts à y venir, tout ça pour expliquer sans relâche aux gens comment se trament les choses dans le monde. Ses spectacles de rue étaient son terrain de propagande. Les gens venaient voir un show, mais emportaient avec eux le message que John réussissait à introduire dans son spectacle. Il se définissait comme un « patriote nomade».
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