Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Louis Constant Wairy
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: История
Год издания: 0
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suite de dames et de femmes qui formaient la suite de Sa Majesté, que des embarras causés par les paquets et les cartons dont elles sont ordinairement accompagnées. Il voulait de plus voyager rapidement et sans faste, et épargner aux villes qui se trouveraient sur son passage un énorme surcroît de dépense.

      Il ordonna donc que tout fût prêt pour le départ à une heure du matin, heure à laquelle l'impératrice était ordinairement endormie; mais en dépit de toutes les précautions, une indiscrétion avertit l'impératrice de ce qui allait se passer. L'empereur lui avait promis qu'elle l'accompagnerait dans son premier voyage. Il la trompait cependant, et il partait sans elle!… Aussitôt elle appelle ses femmes; mais impatientée de leur lenteur, Sa Majesté saute à bas du lit, passe le premier vêtement qui se trouve sous sa main, court hors de sa chambre, en pantoufles et sans bas. Pleurant comme une petite fille que l'on reconduit en pension, elle traverse les appartemens, descend les escaliers d'un pas rapide, et se jette dans les bras de l'empereur, au moment où il s'apprêtait à monter en voiture. Il était grand temps, car une minute plus tard, celui-ci était parti. Comme il arrivait presque toujours en voyant couler les pleurs de sa femme, l'empereur s'attendrit; elle s'en aperçoit, et déjà elle est blottie au fond de la voiture; mais sa majesté l'impératrice est à peine vêtue. L'empereur la couvre de sa pelisse, et avant de partir il donne lui-même l'ordre qu'au premier relais sa femme trouve tout ce qui pouvait lui être nécessaire.

      L'empereur, laissant l'impératrice à Fontainebleau, se rendit à Brienne, où il arriva à six heures du soir. Mesdames de Brienne et de Loménie et plusieurs dames de la ville l'attendaient au bas du perron du château. Il entra au salon, et fit l'accueil le plus gracieux à toutes les personnes qui lui furent présentées. De là il passa dans les jardins, s'entretenant familièrement avec mesdames de Brienne et de Loménie, et se rappelant avec une fidélité de mémoire surprenante les moindres particularités du séjour qu'il avait fait, dans son enfance, à l'école militaire de Brienne.

      Sa Majesté admit à sa table ses hôtes et quelques personnes de leur société. Elle fit après le dîner une partie de wisk avec mesdames de Brienne, de Vandeuvre et de Nolivres; et, au jeu comme à table, la conversation de l'empereur paraissait animée, pleine d'intérêt, et lui-même d'une gaîté et d'une affabilité dont tout le monde était ravi.

      Sa Majesté passa la nuit au château de Brienne, et se leva de bonne heure pour aller visiter le champ de la Rothière, une de ses anciennes promenades favorites. L'empereur parcourut avec le plus grand plaisir ces lieux où s'était passée sa première jeunesse. Il les montrait avec une espèce d'orgueil, et chacun de ses mouvemens, chacune de ses réflexions semblait dire: «Voyez d'où je suis parti, et où je suis arrivé.»

      Sa Majesté marchait en avant des personnes qui l'accompagnaient, et elle se plaisait à nommer la première les divers endroits où elle se trouvait. Un paysan, la voyant ainsi écartée de sa suite, lui cria familièrement: «Eh! citoyen, l'empereur va-t-il bientôt passer?—Oui, répondit l'empereur lui même; prenez patience.»

      L'empereur avait demandé la veille à madame de Brienne des nouvelles de la mère Marguerite; c'était ainsi qu'on appelait une bonne femme qui occupait une chaumière au milieu du bois, et à laquelle les élèves de l'école militaire avaient autrefois coutume d'aller faire de fréquentes visites. Sa Majesté n'avait point oublié ce nom, et elle apprit avec autant de joie que de surprise que celle qui le portait vivait encore. L'empereur, en continuant sa promenade du matin, galopa jusqu'à la porte de la chaumière, descendit de cheval, et entra chez la bonne paysanne. La vue de celle-ci avait été affaiblie par l'âge; et d'ailleurs l'empereur avait tellement changé, depuis qu'elle ne l'avait vu, qu'il lui eût été, même avec de bons yeux, difficile de le reconnaître. «Bonjour, la mère Marguerite, dit Sa Majesté en saluant la vieille; vous n'êtes donc pas curieuse de voir l'empereur?—Si fait, mon bon monsieur; j'en serais bien curieuse; et si bien que voilà un petit panier d'œufs frais que je vas porter à Madame; et puis je resterai au château pour tâcher d'apercevoir l'empereur. Ça n'est pas l'embarras, je ne le verrai pas si bien aujourd'hui qu'autrefois, quand il venait avec ses camarades boire du lait chez la mère Marguerite. Il n'était pas empereur dans ce temps-là; mais c'est égal: il faisait marcher les autres; dame! fallait voir. Le lait, les œufs, le pain bis, les terrines cassées, il avait soin de me faire tout payer, et il commençait lui-même par payer son écot.—Comment! mère Marguerite, reprit en souriant Sa Majesté, vous n'avez pas oublié Bonaparte?—Oublié! mon bon monsieur; vous croyez qu'on oublie un jeune homme comme ça, qui était sage, sérieux, et même quelquefois triste, mais toujours bon pour les pauvres gens. Je ne suis qu'une paysanne; mais j'aurais prédit que ce jeune homme-là ferait son chemin.—Il ne l'a pas trop mal fait, n'est-ce pas?—Ah dame! non.»

      Pendant ce court dialogue, l'empereur avait d'abord tourné le dos à la porte, et par conséquent au jour, qui ne pouvait pénétrer que par là dans la chaumière. Mais peu à peu Sa Majesté s'était rapprochée de la bonne femme, et lorsqu'il fut tout près d'elle, l'empereur, dont le visage se trouvait alors éclairé par la lumière du dehors, se mit à se frotter les mains, et à dire, en tâchant de se rappeler le ton et les manières qu'il avait eues dans sa première jeunesse, lorsqu'il venait chez la paysanne: «Allons, la mère Marguerite! du lait, des œufs frais; nous mourons de faim.» La bonne vieille parut chercher à rassembler ses souvenirs, et elle se mit à considérer l'empereur avec une grande attention. «—Oh bien! la mère, vous étiez si sûre tout-à-l'heure de reconnaître Bonaparte? nous sommes de vieilles connaissances, nous deux.» La paysanne, pendant que l'empereur lui adressait ces derniers mots, était tombée à ses pieds. Il la releva avec la bonté la plus touchante, et lui dit: «En vérité, mère Marguerite, j'ai un appétit d'écolier. N'avez-vous rien à me donner?» La bonne femme, que son bonheur mettait hors d'elle-même, servit à Sa Majesté des œufs et du lait. Son repas fini, Sa Majesté donna à sa vieille hôtesse une bourse pleine d'or, en lui disant: «Vous savez, mère Marguerite, que j'aime qu'on paie son écot. Adieu, je ne vous oublierai pas.» Et, tandis que l'empereur remontait à cheval, la bonne vieille, sur le seuil de sa porte, lui promettait, en pleurant de joie, de prier le bon Dieu pour lui.

      À son lever, Sa Majesté s'était entretenue avec quelqu'un de la possibilité de retrouver d'anciennes connaissances, et on lui avait raconté un trait du général Junot qui l'avait beaucoup diverti. Le général se trouvant à son retour d'Égypte à Montbard, où il avait passé plusieurs années de son enfance, avait recherché avec le plus grand soin ses camarades de pension et d'espiégleries, et il en avait retrouvé plusieurs avec lesquels il avait gaîment et familièrement causé de ses premières fredaines et de ses tours d'écolier. Ensuite, ils étaient allés ensemble revoir les différentes localités, dont chacune réveillait en eux quelque souvenir de leur jeunesse. Sur la place publique de la ville, le général aperçoit un bon vieillard qui se promenait magistralement, sa grande canne à la main. Aussitôt il court à lui, se jette à son cou et l'embrasse à l'étouffer à plusieurs reprises. Le promeneur se dégageant à grand'peine de ses chaudes accolades, regarde le général Junot d'un air ébahi, et ne sait à quoi attribuer une tendresse si expressive de la part d'un militaire portant l'uniforme d'officier supérieur, et toutes les marques d'un rang élevé. «Comment, s'écrie celui-ci, vous ne me reconnaissez pas?—Citoyen général, je vous prie de m'excuser, mais je n'ai aucune idée…—Eh! morbleu, mon cher maître, vous avez oublié le plus paresseux, le plus libertin, le plus indisciplinable de vos écoliers.—Mille pardons, seriez-vous M. Junot?—Lui-même,» répond le général en renouvelant ses embrassades et en riant avec ses amis des singulières enseignes auxquelles il s'était fait reconnaître. Pour sa majesté l'empereur, si la mémoire eût manqué à quelqu'un de ses anciens maîtres, ce n'est point sur un signalement de ce genre qu'il aurait été reconnu, car tout le monde sait qu'il s'était distingué à l'École militaire par son assiduité au travail, et par la régularité et le sérieux de sa conduite.

      Une rencontre du même genre, sauf la différence des souvenirs, attendait l'empereur à Brienne. Pendant qu'il visitait l'ancienne école militaire tombée en ruines, et désignait aux personnes qui l'entouraient l'emplacement des salles d'étude, des dortoirs, des réfectoires, etc., on lui présenta un ecclésiastique qui avait été sous-préfet d'une des classes de l'école. L'empereur le