Rien n'est à dédaigner dans ce qui se rapporte aux grands hommes. La postérité se montre avide de connaître jusque dans les plus petites circonstances leur genre de vie, leur manière d'être, leurs penchans, leurs moindres habitudes. Lorsqu'il m'est arrivé d'aller au théâtre, soit dans mes courts momens de loisir, soit à la suite de Sa Majesté, j'ai remarqué combien les spectateurs aimaient à voir sur la scène quelque grand personnage historique représenté avec son costume, ses gestes, ses attitudes et même ses infirmités et ses défauts, tels que des contemporains en ont transmis la description. J'ai toujours pris moi-même le plus grand plaisir à voir ces portraits vivans des hommes célèbres. C'est ainsi que je me souviens fort bien de n'avoir jamais trouvé autant d'agrément au théâtre que le jour où je vis pour la première fois jouer la charmante pièce des Deux Pages. Fleury, chargé du rôle du grand Frédéric, rendait si parfaitement la démarche lente, la parole sèche, les mouvemens brusques et jusqu'à la myopie de ce monarque, que, dès qu'il entrait en scène, toute la salle éclatait en applaudissemens. C'était, au dire des personnes assez instruites pour en juger, l'imitation la plus parfaite et la plus fidèle. Pour moi, je ne saurais dire si la ressemblance était exacte, mais je sentais que nécessairement elle devait l'être. Michelot, que j'ai vu depuis dans le même rôle, ne m'a pas fait moins de plaisir que son devancier. Sans doute ces deux habiles acteurs ont puisé aux bonnes sources pour connaître et retracer ainsi les manières de leur modèle. J'éprouve, je l'avoue, quelque orgueil à penser que ces mémoires pourront procurer aux lecteurs quelque chose de semblable au plaisir que j'ai essayé de peindre ici; et que, dans un avenir encore éloigné sans doute, mais qui pourtant ne peut manquer d'arriver, l'artiste qui voudra faire revivre et marcher devant des spectateurs le plus grand homme de ce temps sera obligé, s'il veut être imitateur fidèle, de se régler sur le portrait que, mieux que personne, je puis tracer d'après nature. Je crois d'ailleurs que personne ne l'a fait encore, du moins avec autant de détail.
À son retour d'Égypte, l'empereur était fort maigre et très-jaune, le teint cuivré, les yeux assez enfoncés, les formes parfaites, bien qu'un peu grêles alors. J'ai trouvé fort ressemblant le portrait qu'en a fait M. Horace Vernet, dans son tableau d'Une revue du premier consul sur la place du Carrousel. Son front était très-élevé et découvert; il avait peu de cheveux, surtout sur les tempes; mais ils étaient très-fins et très-doux. Il les avait châtains, et les yeux d'un beau bleu, qui peignaient d'une manière incroyable les diverses émotions dont il était agité, tantôt extrêmement doux et caressans, tantôt sévères et même durs. Sa bouche était très-belle, les lèvres égales et un peu serrées, particulièrement dans la mauvaise humeur. Ses dents, sans être rangées fort régulièrement, étaient très-blanches et très-bonnes; jamais il ne s'en est plaint. Son nez, de forme grecque, était irréprochable, et son odorat excessivement fin. Enfin, l'ensemble de sa figure était régulièrement beau. Cependant, à cette époque, sa maigreur extrême empêchait qu'on ne distinguât cette beauté des traits, et il en résultait pour toute sa physionomie un effet peu agréable. Il aurait fallu détailler ses traits un à un pour recomposer ensuite et comprendre la régularité parfaite et la beauté du tout. Sa tête était très-forte, ayant vingt-deux pouces de circonférence; elle était un peu plus longue que large, par conséquent un peu aplatie sur les tempes; il l'avait extrêmement sensible; aussi je lui faisais ouater ses chapeaux, et j'avais soin de les porter quelques jours dans ma chambre pour les briser. Ses oreilles étaient petites, parfaitement faites et bien placées. L'empereur avait aussi les pieds extrêmement sensibles; je faisais porter ses bottes et ses souliers par un garçon de garde-robe, appelé Joseph, qui avait exactement le même pied que l'empereur.
Sa taille était de cinq pieds deux pouces trois lignes; il avait le cou un peu court, les épaules effacées, la poitrine large, très-peu velue la cuisse et la jambe moulées; son pied était petit, les doigts bien rangés et tout-à-fait exempts de cors ou durillons; ses bras étaient bien faits et bien attachés; ses mains, admirables; et les ongles ne les déparaient pas; aussi en avait-il le plus grand soin, comme, au reste, de toute sa personne, mais sans afféterie. Il se rongeait souvent les ongles, mais légèrement; c'était un signe d'impatience ou de préoccupation.
Plus tard il engraissa beaucoup, mais sans rien perdre de la beauté de ses formes; au contraire, il était mieux sous l'empire que sous le consulat; sa peau était devenue très-blanche, et son teint animé.
L'empereur, dans ses momens ou plutôt dans ses longues heures de travail et de méditation, avait un tic particulier qui semblait être un mouvement nerveux, et qu'il conserva toute sa vie; il consistait à relever fréquemment et rapidement l'épaule droite, ce que les personnes qui ne lui connaissaient pas cette habitude interprétaient quelquefois en geste de mécontentement et de désapprobation, cherchant avec inquiétude en quoi et comment elles avaient pu lui déplaire. Pour lui, il n'y songeait pas, et répétait coup sur coup le même mouvement, sans s'en apercevoir.
Une particularité très-remarquable, c'est que l'empereur ne sentit jamais battre son cœur. Il l'a dit souvent à M. Corvisart ainsi qu'à moi, et plus d'une fois il nous fit passer la main sur sa poitrine, pour que nous fissions l'épreuve de cette exception singulière; jamais nous n'y sentîmes aucune pulsation.
L'empereur mangeait très-vite: à peine s'il restait douze minutes à table. Lorsqu'il avait fini de dîner, il se levait et passait dans le salon de famille; mais l'impératrice Joséphine restait et faisait signe aux convives d'en faire autant; quelquefois pourtant elle suivait Sa Majesté, et alors sans doute les dames du palais se dédommageaient dans leurs appartemens, où on leur servait ce qu'elles désiraient.
Un jour que le prince Eugène se levait de table immédiatement après l'empereur, celui-ci se retournant lui dit: «Mais tu n'as pas eu le temps de dîner, Eugène?—Pardonnez-moi, répondit le prince, j'avais dîné d'avance.» Les autres convives trouvèrent sans doute que ce n'était pas la précaution inutile. C'était avant le consulat que les choses se passaient ainsi; car depuis, l'empereur, même lorsqu'il n'était