Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Louis Constant Wairy
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: История
Год издания: 0
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plus souvent, l'empereur déjeunait seul sur un guéridon d'acajou, sans serviette. Ce repas, plus court encore que l'autre, durait de huit à dix minutes.

      Je dirai tout à l'heure quel fâcheux effet la mauvaise habitude de manger trop vite produisait souvent sur la santé de l'empereur. Outre cette habitude, et même par un premier effet de sa précipitation, il s'en fallait de beaucoup que l'empereur mangeât proprement. Il se servait volontiers de ses doigts au lieu de fourchette ou même de cuiller; on avait soin de mettre à sa portée le plat qu'il préférait. Il prenait à même, à la façon que je viens de dire, trempait son pain dans la sauce et dans le jus, ce qui n'empêchait pas le plat de circuler; en mangeait qui pouvait, et il y avait peu de convives qui ne le pussent pas. J'en ai même vu qui avaient l'air de considérer ce singulier acte de courage comme un moyen de faire leur cour. Je veux bien croire aussi qu'en plusieurs leur admiration pour Sa Majesté faisait taire toute répugnance, par la même raison qu'on ne se fait aucun scrupule de manger dans l'assiette et de boire dans le verre d'une personne que l'on aime, fût-elle d'ailleurs peu recherchée sur la propreté; ce que l'on ne voit pas, parce que la passion est aveugle. Le plat que l'empereur aimait le plus était cette espèce de fricassée de poulet à laquelle cette préférence du vainqueur de l'Italie fit donner le nom de poulet à la Marengo; il mangeait aussi volontiers des haricots, des lentilles, des côtelettes, une poitrine de mouton grillée, un poulet rôti. Les mets les plus simples étaient ceux qu'il aimait le mieux; mais il était difficile sur la qualité du pain. Il n'est pas vrai que l'empereur fit, comme on l'a dit, un usage immodéré du café. Il n'en prenait qu'une demi-tasse après son déjeuner et une autre après son dîner. Cependant il a pu lui arriver quelquefois, lorsqu'il était dans ses momens de préoccupation, d'en prendre, sans s'en apercevoir, deux tasses de suite. Mais alors le café, pris à cette dose, l'agitait et l'empêchait de dormir; souvent aussi il lui était arrivé de le prendre froid, ou sans sucre, ou trop sucré. Pour remédier à tous ces inconvéniens, l'impératrice Joséphine se chargea du soin de verser à l'empereur son café, et l'impératrice Marie-Louise adopta aussi cet usage. Lorsque l'empereur, après s'être levé de table, passait dans le petit salon, un page l'y suivait portant sûr un plateau en vermeil une cafetière, un sucrier et une tasse. Sa Majesté l'impératrice versait elle-même le café, le sucrait, en humait quelques gouttes pour le goûter, et l'offrait à l'empereur.

      L'empereur ne buvait que du chambertin, et rarement pur. Il n'aimait guère le vin, et s'y connaissait mal. Cela me rappelle qu'un jour, au camp de Boulogne, ayant invité à sa table plusieurs officiers, Sa Majesté fit donner de son vin au maréchal Augereau, et lui demanda avec un certain air de satisfaction comment il le trouvait. Le maréchal le dégusta quelque temps en faisant claquer sa langue contre son palais, et finit par répondre: Il y en a de meilleur, de ce ton qui n'était pas des plus insinuans. L'empereur, qui pourtant s'attendait à une autre réponse, sourit, comme le reste des convives, de la franchise du maréchal.

      Il n'est personne qui n'ait entendu dire que Sa Majesté prenait les plus grandes précautions pour n'être point empoisonnée. C'est un conte à mettre avec celui de la cuirasse à l'épreuve de la balle et du poignard. L'empereur poussait au contraire beaucoup trop loin la confiance: son déjeuner était apporté tous les jours dans une antichambre ouverte à tous ceux à qui il avait accordé une audience particulière, et ils y attendaient quelquefois des heures de suite. Le déjeuner de Sa Majesté attendait aussi fort long-temps; on tenait les plats aussi chauds que l'on pouvait, jusqu'au moment où elle sortait de son cabinet pour se mettre à table. Le dîner de Leurs Majestés était porté des cuisines aux appartemens supérieurs dans des paniers couverts; mais il n'eût point été difficile d'y glisser du poison; néanmoins jamais aucune tentative de ce genre n'entra dans la pensée des gens de service, dont le dévouement et la fidélité à l'empereur, même chez les plus subalternes, surpassaient tout ce que j'en pourrais dire.

      L'habitude de manger précipitamment causait parfois à Sa Majesté de violens maux d'estomac qui se terminaient presque toujours par des vomissemens. Un jour, un des valets de chambre de service vint en grande hâte m'avertir que l'empereur me demandait instamment; que son dîner lui avait fait mal, et qu'il souffrait beaucoup. Je cours à la chambre de Sa Majesté, et je la trouve étendue tout de son long sur le tapis; c'était l'habitude de l'empereur lorsqu'il se sentait incommodé. L'impératrice Joséphine était assise à ses côtés, et la tête du malade reposait sur ses genoux. Il geignait et pestait alternativement ou tout à la fois, car l'empereur supportait ce genre de mal avec moins de force que mille accidens plus graves que la vie des camps entraîne avec elle; et le héros d'Arcole, celui dont la vie avait été risquée dans cent batailles, et même ailleurs que dans les combats, sans étonner son courage, se montrait on ne peut plus douillet pour un bobo. Sa majesté l'impératrice le consolait et l'encourageait de son mieux; elle, si courageuse lorsqu'elle avait de ces migraines qui, par leur violence excessive, étaient une véritable maladie, aurait, si cela eût été possible, pris volontiers le mal de son époux, dont elle souffrait peut-être autant que lui-même en le voyant souffrir. «Constant, me dit-elle dès que j'entrai, arrivez vite, l'empereur a besoin de vous; faites-lui du thé et ne sortez pas qu'il ne soit mieux.» À peine Sa Majesté en eut-elle pris trois tasses que déjà le mal diminuait; elle continuait de tenir sa tête sur les genoux de l'impératrice, qui lui caressait le front de sa main blanche et potelée, et lui faisait aussi des frictions sur la poitrine. «Te sens-tu mieux? Veux-tu te coucher un peu? Je resterai près de ton lit avec Constant.» Cette tendresse n'était-elle pas bien touchante, surtout dans un rang si élevé? Mon service intérieur me mettait souvent à portée de jouir de ce tableau d'un bon ménage.

      Pendant que je suis sur le chapitre des maladies de l'empereur, je dirai quelques mots de la plus grave qu'il ait eue, si l'on en excepte celle qui causa sa mort.

      Au siège de Toulon, en 1793, l'empereur n'étant encore que colonel d'artillerie, un canonnier fut tué sur sa pièce. Le colonel Bonaparte s'empara du refouloir et chargea lui-même plusieurs coups. Le malheureux artilleur avait ou plutôt avait eu une gale de la nature la plus maligne, et l'empereur en fut infecté. Il ne parvint à s'en guérir qu'au bout de plusieurs années, et les médecins pensaient que cette maladie mal soignée avait été cause de l'extrême maigreur et du teint bilieux qu'il conserva long-temps. Aux Tuileries, il prit des bains sulfureux et garda quelque temps un vésicatoire. Jusque là il s'y était toujours refusé, parce que, disait-il, il n'avait pas le temps de s'écouter. M. Corvisart avait vivement insisté pour un cautère. Mais l'empereur, qui tenait à conserver intacte la forme de son bras, ne voulut point de ce remède.

      C'est à ce même siège qu'il avait été élevé du grade de chef de bataillon à celui de colonel, à la suite d'une brillante affaire contre les Anglais, dans laquelle il avait reçu, à la cuisse gauche, un coup de baïonnette dont il me montra souvent la cicatrice. La blessure qu'il reçut au pied, à la bataille de Ratisbonne, ne laissa aucune trace, et pourtant lorsque l'empereur la reçut l'alarme fut dans toute l'armée.

      Nous étions à peu près à douze cents pas de Ratisbonne, l'empereur voyant fuir les Autrichiens de toutes parts, croyait l'affaire terminée. On avait apprêté son déjeuner à la cantine, au lieu que l'empereur avait désigné. Il se dirigeait à pied vers cet endroit, lorsque se tournant vers le maréchal Berthier, il s'écria: «Je suis blessé.» Le coup avait été si fort que l'empereur était tombé assis; il venait en effet de recevoir une balle qui l'avait frappé au talon. Au calibre de cette balle, on reconnut qu'elle avait été lancée par un carabinier tyrolien, dont l'arme porte ordinairement à la distance où nous étions de la ville. On pense bien qu'un pareil événement jeta aussitôt le trouble et l'effroi dans tout l'état-major. Un aide-de-camp vint me chercher, et lorsque j'arrivai, je trouvai M. Ivan occupé à couper la botte de Sa Majesté, dont je l'aidai à panser la blessure. Quoique la douleur fût encore très-vive, l'empereur ne voulut même pas donner le temps qu'on lui remît sa botte, et pour donner le change à l'ennemi, et rassurer l'armée sur son état, il monta à cheval, partit au galop avec tout son état-major et parcourut toutes les lignes. Ce jour-là, comme l'on pense bien, personne ne déjeuna, et tout le monde alla dîner à Ratisbonne.

      Sa Majesté éprouvait une répugnance invincible pour tous les médicamens, et quand elle en a