En ouvrant mon journal, mes yeux se fixent sur la page d'hier; je ne puis m'empêcher de sourire en comparant ce que je disais de la simplicité, de là sainteté, de la dignité du sacerdoce, avec la conversation que j'ai entendue ce soir entre M. de Pradt, premier aumônier de l'empereur, et un général. Ils étaient tous deux parés de la même décoration, de la croix d'honneur. Je me suis demandé comment l'homme de Dieu, le ministre de paix, a-t-il mérité la même récompense que le guerrier chargé d'envoyer à la mort les ennemis de son pays. Leurs souverains devraient se rappeler cette leçon d'Alexandre, sur la distinction des récompenses: un homme dardait très-adroitement devant lui des grains de millet à travers une aiguille; il ordonna qu'il lui fût donné un boisseau de millet, voulant proportionner la récompense à l'utilité du talent. Cet art de récompenser avec discernement n'est pas très-commun aujourd'hui. Nous voyons Talma payé beaucoup plus cher qu'un général. Il a, tant du théâtre que de Bonaparte, plus de soixante mille francs. Je laisse le comédien, et je reviens à M. de Pradt. En écoutant ce soir sa conversation brillante, philosophique, je me suis rappelé la question piquante qui lui fut adressée par un homme de beaucoup d'esprit, qui se trouvait avec lui à un dîner de vingt-cinq personnes, et qui lui demanda: Monseigneur, croyez-vous en Dieu?
L'empereur fait assez ordinairement, tous les soirs, une partie de wist avec Joséphine, madame de La Rochefoucault; le quatrième est choisi parmi les personnes qui viennent au cercle. Ce soir, le duc d'Aremberg devait faire le quatrième; l'empereur trouvait assez piquant de jouer avec un aveugle. J'allais m'asseoir à l'ennuyeuse table de loto, lorsque le premier chambellan est venu me dire que Napoléon m'avait désignée pour son wist. J'ai répondu qu'il n'y avait qu'une difficulté, c'est que je n'y avais jamais joué. M. de Rémusat est allé rendre ma réponse, à laquelle l'empereur, qui ne connaît pas d'impossibilité, a dit: C'est égal. C'était un ordre; je m'y suis rendue. Madame de La Rochefoucault, dont j'occupais la place, m'a donné quelques conseils; et d'ailleurs, excepté le duc d'Aremberg, qui a la mémoire d'un aveugle, et auquel aucune des cartes qu'on nomme n'échappe, je jouais à peu près aussi bien que l'impératrice et l'empereur. La partie n'a pas été longue. Le duc d'Aremberg a ordinairement à côté de lui un homme qui arrange ses cartes; son jeu lui est désigné par une petite planche adaptée à la table; en passant la main sur cette planche, il connaît ses cartes, par les chevilles en relief qui sont placées par l'homme qu'il appelle son marqueur. Il joue fort bien et même étonnamment vite, si l'on pense à tout le travail nécessaire pour lui faire connaître ses cartes. Mais n'ayant pas osé se faire accompagner chez l'empereur par son marqueur, qui est une espèce de valet de chambre, c'est la duchesse d'Aremberg qui l'a remplacé, et son jeu en était fort retardé; aussi l'empereur, qui aime à jouer vite, et dont la curiosité était satisfaite, a laissé la partie après le premier rob.
Corneille avait raison quand il a dit:
Qui peut tout ce qu'il veut, veut plus que ce qu'il doit.
Ce vers renferme un axiôme moral d'une grande vérité. M. de Sémonville est une victime que la politique offre aujourd'hui en holocauste aux Hollandais. Cette action est d'une injustice révoltante; M. de Talleyrand a ordonné à M. de Sémonville je ne sais quelle mesure qui a déplu aux Hollandais. Bonaparte, qui les ménage, ne veut point avouer que son ambassadeur n'a agi que par les ordres de M. de Talleyrand, parce qu'alors il faudrait le sacrifier, et (quoiqu'il le déteste) comme il pense qu'il s'en servira plus utilement que de M. de Sémonville, il sacrifie celui-ci. On croira peut-être excuser cette action en nous disant que les idées de justice, considérées par rapport à un particulier, ne sont pas applicables aux souverains; je crois, au contraire, que leurs actions appartenant à la postérité qui les jugera, dépouillées du prestige qui nous éblouit, ils devraient toujours prendre pour guides la morale et la justice.
Hier, à la réception des ambassadeurs, lorsque Bonaparte fut près de M. de Sémonville, il lui tourna le dos sans vouloir lui parler; et quand celui-ci demanda, pour toute grâce, à s'expliquer dans une audience, on la lui à refusée. On sait tout ce qu'il dirait; il est justifié d'avance; mais c'est précisément pourquoi on ne veut pas le recevoir. On ne peut lui dire: «Vous avez raison; M. de Talleyrand a tort, et cependant c'est vous qui paierez pour lui:» comme c'est ce que l'empereur a décidé dans sa suprême sagesse, il ne veut ni le voir ni l'entendre. Serait-il donc vrai que l'abus du pouvoir est toujours lié au pouvoir, comme l'effet à la cause?
J'ai vu ce matin, M. de Sémonville: il m'a conté qu'hier M. de Talleyrand, en causant avec lui, avait voulu lui persuader adroitement qu'il devait donner l'ordre à La Haye de brûler tous ses papiers. «Prenez-y garde, a-t-il dit, l'empereur est un petit Néron29.
«Il enverra30 peut-être saisir vos papiers, et cela peut être fort désagréable: madame de Spare, votre belle-fille, est à La Haye; écrivez-lui de tout brûler promptement; c'est plus essentiel que vous ne le pensez.» Ce conseil, donné avec le ton de l'amitié, de l'intérêt, aurait pu être suivi par un sot; mais M. de Talleyrand a affaire avec un homme aussi fin que lui. M. de Sémonville en a parfaitement senti le but, qui était de détruire toutes les pièces qui le justifient. Au lieu d'écrire à madame de Spare de brûler ses papiers, il vient de faire partir l'un de ses beaux-fils, M. de Montholon, pour aller les chercher. Jusqu'à son retour, il cessera de demander aucune audience à l'empereur. Il attendra qu'il soit muni de toutes les preuves; mais je doute fort qu'elles produisent aucun autre effet que celui de donner beaucoup d'humeur à Bonaparte, si toutefois il consent à les voir, ce que je ne crois pas31.
Ce soir, j'étais placée dans le salon, à côté de madame Lannes32.
C'était la première fois que je la voyais: elle arrive de Portugal avec son mari, qui y était ambassadeur. Elle m'a paru charmante. L'empereur en se promenant dans le cercle, lui a dit avec ce ton si extraordinaire qu'il a envers toutes les femmes: «On dit que vous étiez assez joliment avec le prince régent de Portugal.» Madame Lannes a répondu très-convenablement que le prince avait toujours traité son mari et elle avec beaucoup de bonté. Elle s'est retournée de mon côté en me disant: «Je ne sais quelle est la fatalité qui me place toujours sous les yeux de l'empereur dans les momens où il a de l'humeur; car je ne pense pas qu'il ait l'intention de me dire des choses désagréables, et cependant cela lui arrive très-souvent.» Cette pauvre femme avait presque les larmes aux yeux. Cette apostrophe si inconvenante est d'autant plus déplacée, qu'on fait généralement l'éloge de sa conduite; mais, ce soir, Napoléon était déchaîné contre toutes les femmes; il nous a dit: «que nous n'avions point de patriotisme, point d'esprit national; que nous devions rougir de porter des mousselines; que les dames anglaises nous donnent l'exemple, en ne portant que les marchandises de leur pays; que cet engoûment pour les mousselines anglaises est d'autant plus extraordinaire, que nous avons en France des linons-batistes qui peuvent les remplacer et qui font des robes beaucoup plus jolies; que, quant à lui, il aimerait toujours cette étoffe, préférablement à toute autre, parce que, dans sa jeunesse, sa première amoureuse en avait une robe.» À l'expression de première amoureuse, j'ai eu beaucoup de peine à ne pas rire, d'autant plus que mes yeux ont rencontré ceux de madame de La Rochefoucault, qui mourait d'envie d'en faire autant. Il est extraordinaire que Bonaparte ait des manières; aussi communes.33 Lorsqu'il veut avoir de la dignité il est insolent et dédaigneux; et s'il a un moment de gaîté, il devient le plus vulgaire de tous les hommes. Son beau-frère Murat, né dans une classe fort au dessous de la sienne, qui n'avait reçu aucune éducation, s'est formé à l'école du monde, d'une manière étonnante. Il y a quelques années que je me trouvais à Dijon dans l'instant ou il vînt passer la revue d'un corps d'armée qu'on y avait réuni; je dînai avec lui chez le général