Cette conversation a amené Joséphine à me parler de la singulière prédiction qui lui fut faite au moment de son départ de la Martinique. Une espèce de bohémienne lui dit: «Vous allez en France pour vous marier; votre mariage ne sera point heureux; votre mari mourra d'une manière tragique; vous-même, à cette époque, vous courrez de grands dangers; mais vous en sortirez triomphante; vous êtes destinée au sort le plus glorieux, et, sans être reine, vous serez plus que reine.» Elle a ajouté qu'étant fort jeune alors, elle fit peu d'attention à cette prédiction; qu'elle ne s'en souvint qu'au moment où M. de Beauharnais fut guillotiné; qu'elle en parla alors à plusieurs des dames qui étaient enfermées avec elle, dans le temps de la terreur; mais qu'à présent, elle la voit accomplie dans tous ses points. C'est un hasard assez singulier que le rapport qui se trouve entre cette prédiction et sa destinée.
Joséphine a continué ce matin à la promenade la conversation commencée hier avec moi. J'étais seule dans sa voiture; elle m'a parlé de M. de Talleyrand; elle prétend qu'il la hait, et sans autres motifs que les torts qu'il a eus avec elle. Hélas! il est trop vrai que quiconque a offensé ne pardonne pas. Ces mots sont gravés en gros caractères dans l'histoire du cœur humain. L'offensé peut perdre le souvenir, mais la conscience ne manque jamais de mémoire. Pendant le séjour de Bonaparte en Égypte, dans un temps où on le regardait comme perdu, M. de Talleyrand, toujours aux pieds du pouvoir, fut, dans plusieurs circonstances, très-poli pour madame Bonaparte. Un jour, particulièrement, il dînait avec elle chez Barras; madame Tallien s'y trouvait: on prétend que cette femme, célèbre par sa beauté, exerçait alors un grand empire sur Barras. M. de Talleyrand, placé près d'elle et de madame Bonaparte, mit tant de grâce dans les soins dont il entoura madame Tallien, et si peu de politesse envers madame Bonaparte, que celle-ci, qui le connaissait pour être la perfection des courtisans, jugea qu'il fallait que le général Bonaparte fût mort, pour qu'il la traitât si mal; car s'il avait eu la pensée qu'il pût jamais revenir en France, il eût craint qu'il ne vengeât à son retour le peu d'égards qu'il aurait eus pour sa femme en son absence. Cette idée, en se mêlant à l'amour-propre blessé, lui fit quitter la table en pleurant. M. de Talleyrand, qui n'a pas oublié cette circonstance, et qui craint que Joséphine n'ait un jour le désir et le pouvoir de s'en venger, a fait tout ce qui a dépendu de lui, dans les trois derniers mois qui viennent de s'écouler, avant la création de l'empire, pour engager Napoléon à divorcer, pour épouser la princesse Willelmine de Bade; il a fait valoir, avec toute l'adresse de son esprit, l'appui qu'il trouverait dans les cours de Russie et de Bavière, dont il deviendrait l'allié par ce mariage; le besoin de consolider son empire par l'espérance d'avoir des enfans. L'empereur a un peu balancé; mais enfin il a résisté, et Joséphine n'a plus d'inquiétude à cet égard.19
Quoiqu'avec peu d'esprit, elle ne manque pas d'une certaine adresse; elle a su profiter de la faiblesse superstitieuse de l'empereur, et elle lui dit quelquefois: On parle de ton étoile, mais c'est la mienne qui influe sur la tienne; c'est à moi qu'il a été prédit une haute destinée. Cette idée a contribué peut-être plus qu'on ne pense à faire échouer les projets de M. de Talleyrand, et à resserrer les liens qu'il voulait rompre20.
Joséphine vient de me conter une anecdote assez piquante. Madame de Staël écrivait dernièrement au comte Louis de Narbonne. Envoyant sa lettre par un homme qu'elle croyait sûr, elle n'a rien déguisé de sa pensée; elle s'est particulièrement égayée sur le compte des personnes qui ont accepté des places à la cour depuis la création de l'empire. Elle ajoutait qu'elle espérait qu'elle n'aurait jamais le chagrin, en lisant le journal, de voir son nom côte à côte des leurs. L'homme qui était chargé de cette lettre l'a portée à Fouché. Celui-ci (après avoir payé cette scélératesse) l'a lue, copiée, et l'ayant refermée avec soin, il a dit à l'homme: «Remplissez votre commission; ayez la réponse de M. de Narbonne, et vous me l'apporterez:» ce qu'il n'a pas manqué de faire. Le comte a répondu sur le même ton. On dit que nous ne sommes pas ménagés dans cette réponse. Je lui pardonne de tout mon cœur; je suis moi-même toujours tentée de rire de l'ensemble bizarre que nous formons. C'est un véritable habit d'arlequin que cette cour; mais si l'habit a toutes les bigarrures requises, arlequin n'a pas du tout les grâces de son état21; sa gaucherie contraste singulièrement avec les grands seigneurs dont il s'est entouré. Je suis fâchée qu'on puisse opposer aux plaisanteries du comte son assiduité aux cercles de Cambacérès et de tous les ministres. Joséphine prétend que cette lettre dont Napoléon se souvient à chaque révérence de M. de Narbonne (il en fait beaucoup), leur ôtera toute leur grâce et qu'il n'obtiendra jamais rien22.
Je m'aperçois, au redoublement de politesse des personnes qui entourent l'impératrice, de ce que je perds chaque jour dans leur affection. C'est ainsi qu'à la cour on doit mesurer le degré d'attachement qu'on inspire. Depuis quelques jours, je m'étonnais d'être devenue l'objet de l'attention générale; je ne savais en vérité à quoi l'attribuer, et dans mon innocence j'allais peut-être m'en faire les honneurs. Qui sait jusqu'où l'amour-propre pouvait m'abuser? M. de–, le plus doucereux, le plus insipide de tous les courtisans passés, présens et à venir, s'est chargé d'éclairer mon inexpérience; il est arrivé ce matin chez moi, dix fois plus révérencieux qu'à l'ordinaire. Il m'a dit que tout le monde avait remarqué les bontés de Joséphine pour moi, nos longues conversations ensemble, l'attention avec laquelle elle m'offre chaque jour à déjeuner des plats qui se trouvent devant elle; que, quant à lui, il avait été particulièrement heureux en remarquant ces distinctions; mais qu'elles sont devenues un sujet de jalousie pour beaucoup de personnes. J'ai ri de l'importance qu'il attachait à tout cela, et je me suis promis in petto de ne plus mettre sur le compte de mon mérite les égards que je ne dois qu'à la fantaisie de la souveraine.
Nous avons eu aujourd'hui une grande cérémonie à l'église, pour la distribution de plusieurs décorations de la Légion-d'Honneur. Elles avaient été envoyées au général Lorges, qui a désiré que Joséphine les donnât elle-même. Le clergé est venu la recevoir à la porte de l'église. Un trône était préparé pour elle dans le chœur, tout cela avait un air assez solennel; le général Lorges a fait un discours, mais il est plus brave qu'éloquent; il sait mieux se battre que parler en public. Il nous a dit dans ce discours qu'il se trouvait heureux de voir la vertu sur le trône, et la beauté à côté. Si ce n'est pas sa phrase exacte, c'est au moins sa pensée.