Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 5 - (D - E- F). Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Техническая литература
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et de remonter les fleuves, établirent, dans quelques îles près des embouchures, ou sur des promontoires, des camps retranchés avec une forteresse, pour mettre leur butin à l'abri des attaques et protéger leurs bateaux amarrés. C'est aussi dans les contrées qui furent particulièrement ravagées par les Normands que l'on trouve les plus anciens donjons, et ces forteresses primitives sont habituellement bâties sur plan rectangulaire formant un parallélogramme divisé quelquefois en deux parties.

      Sur beaucoup de points des bords de la Seine, de la Loire, de l'Eure, et sur les côtes du Nord et de l'Ouest, on trouve des restes de ces donjons primitifs; mais ces constructions, modifiées profondément depuis l'époque où elles furent élevées, ne laissent voir que des soubassements souvent même incomplets. Il paraîtrait que les premiers donjons, bâtis en maçonnerie suivant une donnée à peu près uniforme, ont été faits par les Normands lorsqu'ils se furent définitivement établis sur le continent (voy. CHÂTEAU); et l'un des mieux conservés parmi ces donjons est celui du château d'Arques près de Dieppe, construit, vers 1040, par Guillaume, oncle de Guillaume le Bâtard. En disant que le donjon d'Arques est un des mieux conservés, il ne faut pas croire que l'on trouve là un édifice dont les dispositions soient faciles à saisir au premier coup d'oeil. Le donjon d'Arques, réparé au XVe siècle, approprié au service de l'artillerie à feu au XVIe siècle, mutilé depuis la révolution par les mains des habitants du village qui en ont enlevé tout ce qu'ils ont pu, ne présente, au premier aspect, qu'une masse informe de blocages dépouillée de leurs parements, qu'une ruine ravagée par le temps et les hommes. Il faut observer ces restes avec la plus scrupuleuse attention, tenir compte des moindres traces, examiner les nombreux détours des passages, les réduits; revenir vingt fois sur le terrain, pour se rendre compte des efforts d'intelligence dont les constructeurs ont fait preuve dans la combinaison de cette forteresse, l'une des plus remarquables à notre avis.

      Disons d'abord un mot de la bâtisse. Ici, comme dans la plupart des édifices militaires de l'époque romane, la construction est faite suivant le mode romain, c'est-à-dire qu'elle se compose d'un blocage composé de silex noyés dans un bain de mortier très-dur et grossier, parementé de petites pierres d'appareil de 0,15 c. à 0,20 c. de hauteur entre lits, sur 0,20 c. à 0,32 c. de long. Ce parement est en calcaire d'eau douce provenant de la vallée de la Sie, d'une bonne qualité quoique assez tendre, mais durcissant à l'air 16. Nous devons réclamer toute l'attention de nos lecteurs pour nous suivre dans la description suivante, que nous allons essayer de rendre aussi claire que possible.

      La fig. 1 donne le plan du rez-de-chaussée du donjon d'Arques qui se trouve situé près de la porte méridionale du château (voy. CHÂTEAU, fig. 4). En A est l'entrée avec son pont volant, sa double défense B, en forme de tour intérieure, avec large mâchicoulis commandant la porte A. Un long couloir détourné conduit dans la cour intérieure. En C était un petit poste, sans communication directe avec l'intérieur du donjon, mais enclavé dans son périmètre. Pour pénétrer dans le fort, il fallait se détourner à gauche et arriver à la porte D. Cette porte franchie, on trouvait une rampe à droite avec une seconde porte E percée à travers un contre-fort; puis, en tournant à main gauche, on montait un degré très-long E', direct et assez roide. Nous y reviendrons tout à l'heure. Le long du rempart du château en F, et masquée du dehors par le relief du chemin de ronde crénelé, on arrive à une autre porte G très-étroite, qui donne entrée dans une cage d'escalier, contenant un degré central se détournant à main gauche, formant une révolution complète et arrivant à un palier I, d'où, par une rampe tournant à droite dans l'épaisseur du mur, on monte au second étage, ainsi que nous allons le voir. Les deux salles basses JJ n'avaient aucune communication directe avec le dehors (le couloir L ayant été ouvert au XVe siècle) et n'étaient même pas en communication entre elles.

      On devait descendre dans ces deux salles basses par des escaliers ou échelles passant par des trappes ménagées dans le plancher du premier étage. Ces salles étaient de véritables celliers propres à contenir des provisions. En K est un puits de plus de 80 mètres de profondeur et dont l'enveloppe est maçonnée jusqu'à la hauteur du plancher du second étage. N'omettons pas de signaler l'escalier M taillé dans le roc (craie) et descendant par une pente rapide jusqu'au fond du fossé extérieur. Signalons aussi l'escalier N qui passe par-dessus le couloir d'entrée B; son utilité sera bientôt démontrée.

      Voyons le plan du premier étage (2). On ne pouvait arriver à cet étage que par l'escalier à vis O, communiquant de ce premier étage au second, c'est-à-dire qu'il fallait descendre au premier étage après être monté au second; ou bien, prenant l'escalier N (mentionné tout à l'heure) passant à travers la tour commandant l'entrée B, montant un degré, tournant à main droite, dans un étroit couloir avec rampe, on entrait dans l'antisalle P, et de là on pénétrait dans une des salles J' du premier étage du donjon. Quant à la salle J'', il fallait, pour y arriver, se résoudre à passer par une trappe ménagée dans le plancher du second étage. Tout cela est fort compliqué; ce n'est rien encore cependant. Essayons de nous souvenir de ces diverses issues, de ne pas perdre la trace de ces escaliers et de ces couloirs, véritable dédale.

      Arrivons au second étage (3). Là encore existe le mur de refend non interrompu, interdisant toute communication entre les deux salles du donjon. Reprenons la grande rampe E' que nous avons abandonnée tout à l'heure; elle arrive droit à un palier sur lequel, à main gauche, s'ouvre une porte entrant directement dans la salle J''''. Mais il ne faut pas croire qu'il fût facile de gravir cette longue rampe: d'abord, à droite et à gauche existent deux trottoirs R, de plein pied avec le palier supérieur, qui permettaient à de nombreux défenseurs d'écraser l'assaillant gravissant ce long degré; puis plusieurs mâchicoulis ouverts dans le plancher supérieur de cet escalier faisaient tomber une pluie de pierres, de poutres, d'eau bouillante sur les assaillants. De la cage d'escalier à révolution que nous avons observée à droite dans les plans du rez-de-chaussée et du premier étage, par la rampe détournée prise aux dépens de l'épaisseur du mur, on arrive au couloir S, qui, par une porte, permet d'entrer dans la salle J''''. De sorte que si, par surprise ou autrement, un ennemi parvenait à franchir la rampe E', les défenseurs pouvaient passer par le couloir S, se dérober, descendre par la cage de l'escalier I (plan du rez-de-chaussée), sortir par la porte G, aller chercher l'issue M communiquant avec le fossé; ou encore remonter par l'escalier N, la tour B (plan du premier étage), rentrer dans la salle J' par l'antisalle P, prendre l'escalier à vis et se joindre à la portion de la garnison qui occupait encore la moitié du donjon. Si, au contraire, l'assaillant, par la sape ou l'escalade (ce qui n'était guère possible), s'emparait de la salle J''' (plan du deuxième étage, fig. 3), les défenseurs pouvaient encore se dérober en sortant par l'antisalle P' et en descendant les rampes T communiquant, ainsi que nous l'avons vu, soit avec la salle J' du premier étage, soit avec l'escalier N. Ou bien les défenseurs pouvaient encore monter ou descendre l'escalier à vis O, en passant à travers le cabinet V. Du palier T on descendait au terre-plein U commandé par des meurtrières percées dans les couloirs SS'.

      De tout ceci on peut admettre déjà que la garnison du donjon était double dans les deux étages (premier et second); que ces deux fractions de la garnison n'avaient pas de communication directe entre elles; que, pour établir cette communication, il fallait monter au troisième étage occupé par le commandant, et que, par conséquent, si l'un des côtés du donjon était pris, la garnison pouvait se réunir à la partie supérieure, reprendre l'offensive, écraser l'assaillant égaré au milieu de ce labyrinthe de couloirs et d'escaliers, et regagner la portion déjà perdue.

      Le troisième étage (4) est entièrement détruit, et nous ne pouvons en avoir une idée que par les dessins de 1708, reproduits dans l'ouvrage de M. Deville 17. Ces dessins indiquent les mâchicoulis qui existaient encore à cette époque dans la partie supérieure


<p>16</p>

Cette qualité de pierre était employée déjà par les Romains, on la retrouve dans le théâtre antique de Lillebonne. Depuis le XIIIe siècle on a cessé de l'exploiter, nous ne savons pourquoi.

<p>17</p>

Histoire du château d'Arques, Rouen, 1839.