La tante Renotte se leva pour aller embrasser mon père. Moi j'avais le cœur gros et je me demandais ce que je pourrais faire jamais de tant d'argent.
C'était un événement. Il y eut un silence autour de la table; car je ne trouvais pas les mots qu'il fallait pour remercier mon père. Au milieu de ce silence, la voix profonde de ma tante Kerfily Bel-Œil gronda:
«Ne jugez pas Ethelred avec sévérité, dit-elle. Son enfance et sa jeunesse s'étaient écoulées dans les vertes forêts de la Thuringe. La nature seule avait présidé à son éducation. Il ignorait la corruption des villes et ne soupçonnait même pas les infâmes mystères de nos sociétés modernes. Ah! plaignez-le plutôt. Plaignez cette âme tendre et vertueuse dont la candeur…
– Charlot s'embête!» déclara mon neveu, qui n'avait point oublié son succès de la veille.
Les toasts furent courts et tous en mon honneur. On se leva de table plus tôt qu'à l'ordinaire, et, malgré tous les efforts de l'oncle Bélébon, l'après-dîner se passa tristement. Chacun vint tour à tour me faire des recommandations. Ma sœur me dit:
«Maintenant que te voilà si riche, ne va pas faire de folies pour tes neveux! Ils n'ont besoin de rien. Ecris-nous un peu les toilettes de la présidente, et fais-toi un sort.
– J'espère que nous n'abandonnerons pas nos devoirs religieux, glissa l'abbé Raffroy à mon oreille en me donnant un baiser paternel. Va voir de ma part le père Kernuault aux Lazaristes. Il t'aimera pour toi, et il est de bon conseil.»
L'oncle Bélébon me prit à part pour me dire très haut:
«N'invente pas la poudre sans nous en prévenir.»
Mais cela ne fit rire que ce rustre de Vincent.
Nougat me mit dans la main ostensiblement un rouleau de grosses pièces de cent sous.
«Sois sobre, me dit-elle. Et si tu entends parler de bonnes liqueurs pour la digestion, fais-moi payer un port de lettre.»
La diligence partait le lendemain à quatre heures, et j'avais un mal de tête à faire pitié. J'annonçai l'intention de me retirer: les adieux et les embrassades commencèrent. En moi, le souvenir de cet instant est à la fois très profond et très vague. Je vois une larme dans les yeux de ma mère, qui, certes, m'aurait fait plus de caresses si Charlot avait voulu le permettre. Bel-Œil me tint longtemps pressé contre sa poitrine pour me dire:
«Tu as un cœur sensible, que l'exemple d'Ethelred te profite. Il était de ton âge. L'inconnue, loin d'être Emeriska de Ludolphi, appartenait à la classe de ces malheureuses dont on ne peut prononcer le nom sans rougir. Il y avait là des assassins qui poignardèrent le malheureux Ethelred, dont le dernier soupir s'exhala avec le nom de sa bien-aimée.»
Ma tante Bel-Œil fondait en larmes, mais c'était pour Ethelred.
«Tu es meilleure que je ne croyais, lui dit Renotte en me prenant par le bras. Toi, marche droit, et tu iras loin!»
Le dernier mot fut de mon père:
«Souviens-toi, chevalier, qu'il n'y a jamais eu de mésalliance dans la maison de Kervigné.»
Ce fut tout. J'aurais tort d'oublier, cependant, que cet odieux Vincent me fit des cornes au moment où je me retirais.
V.
L'ARRIVEE
Le lendemain, au petit jour, Joson Michais vint cogner à ma porte au moment où je commençais à m'assoupir après une nuit sans sommeil. Une chose me revenait, je m'en souviens, pendant mon insomnie; tout le monde m'avait dit adieu, excepté le marquis de Tréfontaines, mon beau-frère, qui s'était toujours montré affectueux et bon à mon égard.
«Quoique çâ, monsié el chevâlier, me dit Joson de sa voix qui grasseyait comme un tombereau de cailloux qu'on décharge, vous voilâ pârti tout de même, pour sûr et pour vrai, je ne mens point. C'est mâme Renotte qu'â fait vos bagâges hier ad sâ (au soir), Mâme la mârquise est venue voir comme çâ si c'est qu'on n'y mettait rien ed'trop. Quoique çâ, ils ont resoupé par dessus pour trinquer à vot' bon voyâge. Et Tonton Bélébon a chanté les noces ed'Thétis et tout son sac ed'gaudriettes. A c't'heure, y dorment comme une brassée d'bois môrt; je ne mens point, pour sûr et pour vrai.»
Ma toilette ne fut pas longue, mes bagages n'étaient pas lourds. J'envoyai un baiser à la porte fermée de ma mère, et je fus bientôt dans la rue, suivi par Joson Michais qui ne tarissait pas. Nous remontâmes la ville pour gagner la place du marché, au coin de laquelle stationnait la diligence de Paris à Brest. Derrière la cathédrale, au détour d'une petite rue, je me trouvai face à face avec le marquis de Tréfontaines, mon beau-frère. Il passa son bras sous le mien sans mot dire et, désormais, nous marchâmes silencieusement.
La diligence de Brest n'était pas encore arrivée. Je voulus remercier le marquis, il m'entraîna sous les arbres de la place et me dit avec des inflexions de voix que je ne lui connaissais pas:
«Il y a tantôt vingt ans, René, que je partis aussi un beau matin. Ah! le beau matin, en effet, et les belles cartes qu'on a dans la main en commençant cette partie! Pourquoi perd-on toujours?
– L'avez-vous donc perdue? demandai-je vivement, car je me sentais offensé en songeant à ma sœur.
– René, me répondit-il, Julie aurait été un ange avec les trente mille livres de rente qui ont glissé, à Paris, entre mes doigts. Toutes les femmes qui sont heureuses sont des anges. Nous avons deux enfants. Il faut songer dès aujourd'hui aux enfants que tu auras. Le grand tort, quand on part de Bretagne ou d'ailleurs, c'est de penser qu'on est ici bas pour se divertir. J'aime ma femme, j'aime mon beau père et ma belle mère, j'aime tout le monde chez nous, excepté ce parfait idiot, l'oncle Bélébon, qui a tout l'esprit de la famille. Tout le monde est bon pour moi, c'est atroce, d'avoir besoin des bontés de tout le monde. Je dépense plus de sang-froid à ne rien faire, plus de résignation, plus de diplomatie qu'il n'en faudrait pour bâtir une splendide fortune. Je suis noyé, je le sens, je ne me plains pas. Je te défie de dire que tu m'as vu bâiller à table ou au salon! René, si tu prenais mes paroles en mauvaise part, c'est que tu n'aurais ni intelligence ni cœur. Je me suis levé de grand matin tout exprès pour te dire: Ne joue jamais, n'aime pas trop vite, apprends à supporter l'ennui comme la sobriété antique ordonnait de souffrir la soif et la faim. Chaque jouissance hâtive fait un anneau de cette chaîne mystérieuse qui plus tard garrotte l'âge mûr; chaque effort, au contraire et chaque abstinence apportent un peu de terre ou une pierre à ce piédestal où les heureux assoient leur indépendance. Tu ne seras pas riche, car Gérard d'un côté, moi de l'autre, nous te prendrons une grosse part de ton héritage: sois fort. Paris est un gouffre comme toutes les mines. Les forts y tiennent le filon, pendant que les faibles tombent asphyxiés. Travaille, c'est-à-dire: regarde autour de toi pour savoir où mettre le pied, sois sans besoins pour inspirer confiance, sers-toi des femmes qui peuvent tout pour ceux qui n'ont point d'amour, parle peu et toujours à coup sûr, ne baille jamais, surtout jamais ne raille. On est jeune à tout âge, figure-toi bien cela, et mieux plus tard que plus tôt. Je me sens mille fois capable d'être jeune encore. Il n'y a qu'une vieillesse, c'est l'éteignoir sous lequel j'étouffe. Tu me comprendras demain. Je te répète que j'aime ta sœur, et que je respecte ta famille.
– Quoique çâ, v'là la diligence!» s'écria Joson Michais.
Et, de l'autre bout de la place, la tante Renotte agitant son parapluie de coton bleu:
«Hé! là-bas! me voici! C'est bien, ce que vous faites là, neveu Tréfontaines! Vous valez mieux que les autres, malgré tout!
– J'ai dit, murmura le marquis à mon oreille. Mets ça dans un coin de ton cerveau et rumine là dessus quand tu seras tout seul. Bonjour, ma tante. Julie serait venue, sans les petits.
– En voiture!» ordonna le conducteur.
Mon beau-frère m'embrassa; la tante Renotte avait la larme à l'œil.
«Ecris à Landevan pour moi toute seule, dit-elle, et bien des choses aux Kervigné de Paris. Bon