Montalt écoutait, malgré lui, cette mélodie où il y avait du bonheur et des larmes.
Le soleil s'était caché derrière la châtaigneraie. La nuit tombait bleue, paisible, étoilée. La chanson des pâtres mourait dans le lointain. Où était la blonde jeune fille?
Au sommet de la colline, il y avait un grand jardin, le jardin d'un noble château. La nuit était encore plus noire sous la tonnelle, où le chèvrefeuille et la clématite mariaient leurs feuillages protecteurs. C'est à peine si l'on apercevait une forme blanche sur le banc de gazon.
La jeune fille dormait.
Berry Montalt sentait sa respiration s'arrêter dans sa gorge, et, le long de ses tempes ardentes, de grosses gouttes de sueur coulaient de son front.
La passion le plongea bientôt dans un rêve d'extase.
Plus il faisait d'efforts pour revenir à la vie réelle, et plus de séduisantes images semblaient enchaîner sa volonté.
Il se dressa sur son séant, pâle, haletant, épuisé de fatigue.
Le jour entrait dans son alcôve à travers les draperies des rideaux.
Il agita une sonnette, placée sur sa table de nuit. Les deux noirs parurent à la fois.
Montalt se mit entre leurs mains, et subit sans mot dire les soins qu'ils lui donnaient chaque jour.
Il ne leur demanda pas même compte de leur absence nocturne.
Sa toilette achevée, il les renvoya d'un geste.
On eût trouvé, sur la belle régularité de ses traits, la trace de ses fatigues récentes, car cette nuit avait été pour lui pleine de navrantes et terribles secousses; mais, à part la pâleur de son front et la ligne bleuâtre qui s'élargissait au-dessous de sa paupière, son visage sévère et froid ne montrait aucun signe d'émotion.
Durant une grande demi-heure, il se promena de long en large dans la chambre; puis il ouvrit la fenêtre pour donner à sa poitrine oppressée et brûlante l'air frais des matinées d'automne.
La fenêtre s'ouvrait sur le jardin. Le regard de Montalt tomba sur ce berceau où, la veille au soir, Robert lui avait raconté l'histoire de cette famille bretonne, ruinée et perdue par une lente trahison.
Il se rejeta violemment en arrière et referma d'un geste brusque les battants de la croisée.
Son front s'était chargé d'un nuage plus sombre.
– Si je croyais…? murmura-t-il.
Sa pensée ne s'acheva point, mais il joignit les mains et leva les yeux au ciel.
Il traversa la chambre et alla tomber dans un fauteuil, derrière son lit, à côté du petit meuble renfermant la boîte de sandal au couvercle de diamants.
Il introduisit la clef dans la serrure, et prit la boîte, qu'il tint, durant plusieurs minutes, dans sa main, comme s'il n'eût point osé l'ouvrir.
En ce moment ses traits bouleversés peignaient des émotions contraires et indéfinissables.
– Si je croyais?.. répéta-t-il en pressant son front à deux mains.
Il se leva et arpenta de nouveau la chambre, mais cette fois à grands pas et avec une agitation qu'il ne cherchait point à réprimer.
Tout en marchant, il murmurait:
– Il faut que je sache!.. Peut-être ai-je à me repentir?.. Si Dieu était bon!.. et si mon cœur n'était pas mort.
Il s'élança tout à coup vers son secrétaire et traça sur le papier quelques lignes rapides.
C'était une lettre; sur l'enveloppe il écrivit:
A M. le chevalier de las Matas, hôtel des Quatre Parties du monde.
– Faites porter cette lettre à son adresse, dit-il à Séid accouru au bruit de la sonnette; qu'on dise à M. le chevalier que je l'attendrai ici jusqu'à onze heures.
Séid sortit. Le nabab resta les deux coudes appuyés sur la tablette de son secrétaire.
– Il me faut cette lettre! murmura-t-il après un instant de silence. Si cet homme a dit vrai, il doit l'avoir conservée pour s'en servir à l'occasion… Il me la faut!.. Dussé-je la payer au poids de l'or, je la veux!
Il regarda la pendule qui marquait dix heures.
Puis il reprit en se renversant sur le dos de son fauteuil:
– Viendra-t-il?.. Et cette lettre, d'ailleurs, existe-t-elle?.. Tout cela n'est-il point mensonge?..
Il se tut et demeura les yeux fixés sur la pendule, suivant la marche lente des aiguilles.
Durant toute cette heure, il ne prononça plus une parole, et son visage, qui était redevenu immobile, ne trahissait point ce qui se passait au dedans de lui-même.
Pourtant, un monde de pensées envahissait son esprit. Le repentir était au seuil de sa conscience; mais, d'un autre côté, une réaction lente et forte se faisait en lui contre les émotions subies depuis quelques heures.
Il voulait se persuader qu'il avait honte et pitié de lui-même, et la servitude où il tenait sa conscience lui venant en aide, il prenait sincèrement pitié de sa faiblesse.
Quand l'idée des deux jeunes filles, que le hasard avait jetées sur son chemin, venait à la traverse de sa méditation, il la repoussait avec impatience et colère.
Plus d'une fois, il fut sur le point de sonner Séid pour demander de leurs nouvelles, mais il se retint toujours.
Que lui importaient ces filles? Pourquoi prolonger la folle comédie de la veille?
Il se parlait ainsi, cherchant des termes de mépris pour caractériser sa conduite; mais l'impression produite par les deux pauvres Bretonnes avait été trop vive et trop profonde pour qu'il pût la jeter, à volonté, hors de son cœur.
Il avait beau chercher à se tromper lui-même: cette impression ne pouvait être l'effet du hasard. Elle avait ses racines dans le passé; elle était le contre-coup d'un de ces sentiments qui traversent la vie. Elle était un remords et un souvenir.
Aussi, Montalt, au milieu du doute renaissant, voyait-il toujours ces deux visages qui lui souriaient et le rappelaient à la foi.
Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de se roidir, et sa colère s'en augmentait sourdement.
Onze heures sonnèrent à la pendule. Montalt se leva et secoua brusquement la tête, comme un homme qui veut se débarrasser, une bonne fois, du fardeau importun de ses pensées.
– Il ne viendra pas!.. dit-il, tant mieux!.. Je suis las de ces fades angoisses!.. et je leur dis adieu pour toujours… Séid!
Le noir parut.
– Fais atteler, lui dit Montalt.
Séid s'attendait peut-être à ce qu'on lui dirait du moins un mot de ces deux jeunes filles à qui, la veille, on accordait une attention si chère, et que l'on avait même instituées, pour ainsi dire, les maîtresses de la maison.
Mais, en définitive, le noir était fait aux caprices inexplicables de Berry Montalt. D'ailleurs, s'il ne parlait point, il ne pensait guère et réalisait, dans toute sa perfection, l'idéal de l'obéissance passive.
Montalt arracha un des plus gros diamants de la boîte de sandal et monta dans sa voiture en disant au cocher:
– Au Cercle!
XIX
LE CALEPIN DE MONTALT
Le Cercle des Étrangers était situé rue Saint-Honoré, un peu au delà du Palais-Royal. C'était une maison de jeu, qui se donnait des airs de club, et qui empruntait un peu sa physionomie aux Enfers de Londres.
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