– Alors, veuillez me suivre… reprit le vieillard. J'ai à vous parler.
Montalt ne bougea pas.
– Mon digne monsieur, dit-il seulement, je crois que je sais votre histoire. Il s'agit d'une jeune fille enlevée…
– Ma nièce… interrompit le vieillard avec simplicité.
Un sourire courut autour de la table.
– Votre nièce, soit!.. reprit le nabab, et vous venez me provoquer en duel…
– C'est vrai… parce qu'on vous dit riche, au point de ne plus craindre les lois…
Montalt avait ouvert son calepin sur la table.
– Milord, lui cria de loin le prince slave Bottansko, est-ce que vous avez l'idée folle d'accepter le défi de ce pauvre diable?
– Bois de Boulogne, porte d'Orléans… prononça froidement Montalt au lieu de répondre.
– Mais regardez-le donc! disait-on parmi les joueurs.
– Quel nom inscrirai-je?.. demanda Montalt, le crayon levé.
– Jean de Penhoël… répondit le vieillard.
Montalt tressaillit et fit un mouvement comme pour se retourner. Mais il se ravisa.
Une pâleur soudaine avait couvert sa joue; sa main trembla visiblement tandis qu'il écrivait sur son calepin à la cinquième place:
«Jean de Penhoël… Sept heures moins un quart.»
Derrière la porte de la salle voisine, nos trois gentilshommes ne se possédaient pas de joie.
– La farce est jouée!.. dit Robert à ses deux acolytes; le vieux surtout a été sublime!.. Désormais, en supposant même qu'il en réchappe… demain matin, nous aurons carte blanche, à dater de cinq heures… Du diable si notre partie n'est pas plus belle que jamais!..
XX
LA VENGEANCE DE PENHOËL
Le matin de ce jour, pour la première fois depuis deux mois, des regards étrangers avaient pu mesurer l'affreuse misère du grenier où se mouraient les anciens maîtres de Penhoël.
Jusqu'alors, le secret de ce dénûment absolu et de cette mortelle détresse avait été surpris seulement par les deux filles de l'oncle Jean.
Madame Cocarde, la principale locataire, qui montait parfois l'escalier roide avec sa robe de satin et son bonnet aux rubans couleur de feu, pour demander le pauvre loyer du taudis, avait connaissance officielle de cette lugubre agonie; mais la petite femme ne se mêlait point des affaires d'autrui. En descendant du grenier, où la faim torturait toute une famille, elle s'asseyait à sa table solitaire et mangeait avec cet appétit concentré des amoureuses en retraite.
Madame Cocarde eût appris que ces malheureux locataires étaient décidément morts de faim, qu'elle n'en eût pas perdu la moindre bouchée.
Il avait fallu que le hasard donnât l'éveil à un voisin charitable.
Le matin même, on était monté dans le grenier de Penhoël, et tout d'abord, on avait transporté à l'hôpital le pauvre père Géraud, qui s'en allait lentement dans l'autre monde, sans autre maladie que l'épuisement et la famine.
Car, depuis que sa faiblesse l'avait cloué sur le matelas, le vieil aubergiste refusait obstinément de manger, pour ne point diminuer la part de pain de la pauvre famille.
En se retirant, le voisin, qui emmenait Géraud à l'hôpital, mit sur le coin du matelas un petit écu de trois livres.
Il était pauvre aussi et ne pouvait faire davantage.
Dès que le matelas fut vide, René de Penhoël se glissa sur ses mains et ses genoux dans la poussière, afin de prendre la place encore chaude du malade. Il trouva l'écu de trois livres et le glissa furtivement dans sa poche.
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