Chroniques de J. Froissart, Tome Premier, 1re partie. Froissart Jean. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Froissart Jean
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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Prise dans son ensemble, la rédaction faite pour Robert de Namur doit être considérée avant tout comme un monument élevé par une âme enthousiaste, par une main amie et pieuse à la gloire anglaise. Et l'on voudrait attribuer une pareille œuvre au serviteur d'une maison aussi française que celle des comtes de Blois, au chapelain de ce Gui de Châtillon dont le père avait été tué à Crécy et qui, donné lui-même en otage aux Anglais, n'avait obtenu sa mise en liberté que moyennant une rançon ruineuse! Et l'on voudrait placer la composition de cette œuvre vers 1390, c'est-à-dire à une époque où la gloire des premières années du règne d'Édouard III était depuis longtemps évanouie, où les superbes vainqueurs de Crécy et de Poitiers, après les revers réitérés de leurs armes en France, en Espagne, en Écosse, étaient réduits à trembler sous la menace d'une invasion française!

      Combien il est plus naturel d'admettre la conclusion à laquelle nous ont conduit des preuves non pas plus fortes, mais plus topiques et plus précises, en faisant remonter la rédaction du premier livre inspirée par Robert de Namur à cette période comprise entre 1369 et 1373 où quelques échecs partiels avaient à peine entamé le prestige de la puissance anglaise, où l'on était encore sous l'éblouissement produit par des victoires merveilleuses, où surtout l'ancien clerc de la reine Philippe, qui venait de passer les huit plus belles années de sa vie à la cour d'Édouard III, avait des raisons personnelles de ressentir avec une vivacité particulière l'admiration générale!

      Outre la partialité pour l'Angleterre que nous venons de signaler, on remarque dans la première rédaction un caractère de jeunesse, d'entrain belliqueux que n'offrent pas à un égal degré les rédactions postérieures. On dirait que le souffle guerrier qui anime nos grands poëmes du douzième siècle a passé tout entier dans cette rédaction. Notre chroniqueur, il est vrai, a toujours aimé les descriptions de combats, mais il y porte ici une verve, un éclat, une furie de pinceau supérieure. Les récits des batailles de Crécy et de Poitiers, pour ne rappeler que ceux-là, sont des chefs-d'œuvre qu'on n'a pas surpassés. Froissart lui-même, lorsque plus tard il a voulu raconter de nouveau ces mémorables journées, n'a plus retrouvé la largeur de dessin, la vivacité de coloris, l'heureuse fougue qui distinguent l'inspiration de la fleur de l'âge. Combien la seconde rédaction écrite par un chapelain parvenu à la maturité reste sous ce rapport, malgré des beautés d'un autre ordre, inférieure à la première! Dans celle-ci, qui remonte à une période où l'auteur n'avait guère plus de trente ans, on sent qu'une jeunesse ardente ajoute encore sa flamme aux instincts d'une nature chevaleresque.

      Qui sait si Froissart n'a pas eu le premier conscience de cette supériorité de la première rédaction au point de vue qui devait le plus toucher les lecteurs de son temps et si la préférence littéraire de l'auteur n'est pas pour quelque chose dans la multiplicité des copies de cette rédaction, dont quelques-unes ont été exécutées de son vivant, tandis que la seconde rédaction, représentée par l'unique exemplaire d'Amiens, dont le manuscrit de Valenciennes n'est qu'un imparfait abrégé, demeurait isolée et inconnue dans les archives de ce château de Chimay dont les maîtres l'avaient inspirée?

      En résumé, la partie de la première rédaction antérieure à 1373, composée par Froissart immédiatement après son retour d'Angleterre à la demande de Robert de Namur, l'un des partisans les plus dévoués de la cause anglaise, cette rédaction affecte un triple caractère: 1o Pour la partie qui s'arrête à 1356, elle contient généralement moins de développements originaux, elle fait des emprunts plus nombreux et surtout plus serviles au texte de Jean le Bel que les deux rédactions postérieures; 2o l'auteur y montre partout plus de sympathie, d'admiration et même de partialité pour les Anglais que dans les autres parties de ses Chroniques; 3o on y trouve, notamment dans les récits de batailles, l'expression la plus brillante peut-être du génie littéraire de Froissart.

      Troisième phase. C'est après 1378 que se place la troisième phase de la composition de la première rédaction. Froissart a continué dans cette période le récit des événements de 1372 à 1378; il a fait cette continuation à deux reprises et sous deux formes fort différentes. L'une de ces continuations est plus sommaire, elle a un caractère en quelque sorte provisoire, et l'on dirait parfois qu'elle a été esquissée un peu au fur et à mesure des événements: c'est celle qui caractérise la première rédaction proprement dite. L'autre continuation qui semble avoir été écrite d'un seul jet, est une révision de la première dont elle corrige les erreurs ou dont elle enrichit le texte par des développements et même par des récits tout nouveaux: c'est celle qui distingue la première rédaction révisée; et elle forme, comme on le verra, une sorte de trait d'union entre la première rédaction et la seconde où elle se retrouve aussi.

      L'exemplaire le plus ancien de la continuation, qui appartient en propre à la première rédaction proprement dite, pourrait bien être offert par le beau manuscrit de Besançon où le premier livre s'étend jusqu'à ces mots: «Adonc s'esmeut la guerre entre le roy de Portingal et le roy Jehan de Castille qui dura moult longuement, si comme vous orrés recorder avant en l'istore.» Le premier livre du manuscrit de Besançon empiète ainsi sur les quarante-deux premiers chapitres du second livre des autres manuscrits40. Plus tard sans doute, ces quarante-deux chapitres furent reportés en tête du second livre, et Froissart les remplaça en ajoutant à la fin du premier livre certains développements qui manquent dans le manuscrit de Besançon. Ces développements commencent après ces mots: «… Laquelle fille estoit convenancée au damoisel de Haynault, filz aisné du duc Aubert41;» ils se terminent ainsi: «… et par toutes les marches sur le clos de Costentin.» Les quatre ou cinq chapitres additionnels où sont contenus ces développements marquent la fin du premier livre dans les manuscrits de la première rédaction proprement dite.

      Quant à la continuation qui distingue la première rédaction revisée, si l'on excepte les manuscrits 5006 et 20357 où, comme on l'a fait remarquer plus haut, cette continuation à partir de 1369 est comprise dans le second livre, elle s'arrête dans le manuscrit 6477-6479 à ces mots qui finissent le premier livre: «… je parlerai plus à plain quant j'en serai mieux informé42;» la coupure est rejetée quatre ou cinq chapitres plus loin dans le manuscrit de Mouchy-Noailles qui se termine au siége de Bergerac et dont voici la dernière ligne: «… près receu un grant damage43

      § 3. Des deux branches de la première rédaction: 1o Première rédaction proprement dite; 2o première rédaction révisée; – caractères distinctifs de ces deux branches

      La division de la première rédaction en deux branches tire surtout, ainsi qu'on vient de le voir, sa raison d'être de la partie du premier livre postérieure à 1372. En effet, dans un certain nombre de manuscrits de la première rédaction, le récit des événements, depuis 1372 jusqu'en 1377, comme aussi depuis 1350 jusqu'en 135644, est tout autre et plus ample, plus développé que celui qu'on trouve dans la partie correspondante des autres exemplaires de la même rédaction.

      Laquelle des deux branches dont il s'agit a précédé l'autre? Évidemment, les manuscrits où la narration a le moins d'originalité et d'ampleur doivent être considérés comme les plus anciens; les exemplaires de cette branche, qui sont de beaucoup les plus nombreux, constituent ce que nous avons appelé déjà dans le paragraphe précédent la première rédaction proprement dite, par opposition aux manuscrits où le récit a reçu plus de développement entre les dates indiquées ci-dessus, qui forment la première rédaction revisée.

      Il importe aussi de faire remarquer que le commencement du premier livre diffère dans les deux branches de la première rédaction jusque vers le milieu du paragraphe 11 de ce volume45. Au contraire, le texte de ces dix premiers paragraphes est le même dans la seconde rédaction que dans la première rédaction proprement dite.

      La première rédaction revisée et la seconde offrent deux traits communs d'une importance capitale: elles remplacent


<p>40</p>

Cf. dans Buchon, t. II, p. 49.

<p>41</p>

Ms. de Besançon, fo 371 vo. Le manuscrit de notre Bibliothèque impériale coté 2649, reproduction généralement fidèle de celui de Besançon, contient quelques lignes seulement de plus que la partie de ce dernier manuscrit qui correspond au premier livre des autres exemplaires de la première rédaction proprement dite. Le manuscrit 2649 se termine à ces mots: «… ains passèrent oultre et prindrent.» Cf. Froissart dans Sauvage, édit. de 1559, t. I, p. 457, ligne 11.

<p>42</p>

Cf. dans Buchon, t. I, p. 717, col. 2, fin du chap. 394.

<p>43</p>

Cf. dans Buchon, t. II, p. 4, fin de la col. 1.

<p>44</p>

Selon M. Kervyn, cette version plus originale, particulière aux manuscrits de la première rédaction revisée pour les années 1350 à 1356, serait postérieure à 1388, époque du voyage de Froissart en Béarn: «Elle est postérieure à 1388, dit-il, puisque Froissart y raconte les démêlés du sire d'Albret avec les habitants de Capestang, d'après ce que ceux-ci lui dirent. Je la crois écrite vers 1391.» Froissart, t. I, p. 243 en note. Voici le passage sur lequel s'appuie l'argumentation de M. Kervyn: «Depuis me fu dit qu'ils (il s'agit des habitants de Capestang) laissèrent prendre leurs ostages…» Voyez Buchon, éd. du Panthéon, t. I, p. 317. Froissart ne dit nullement dans ce passage qu'il tient les détails qu'il va raconter de la bouche même des habitants de Capestang; par conséquent il n'y a pas lieu d'en conclure avec M. Kervyn que la version des manuscrits revisés pour les années 1350 à 1356 est postérieure au voyage du chroniqueur en Béarn en 1388 et a été écrite vers 1391.

<p>45</p>

Voyez p. 26, l. 21. Le texte devient semblable dans les manuscrits des deux branches après ces mots: Si singlèrent par mer.