Chroniques de J. Froissart, Tome Premier, 1re partie. Froissart Jean. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Froissart Jean
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
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Quelle est la première rédaction?

      Froissart n'a pas pris soin de nous dire à quelle époque il a composé soit la rédaction ordinaire, soit celle d'Amiens: cela étant, la comparaison attentive du contenu de ces deux rédactions peut seule nous éclairer sur leur date respective. Si l'on examine à ce point de vue toute la partie de la rédaction ordinaire antérieure à l'année 1373, on voit qu'il n'y est fait mention d'aucun fait postérieur à cette date. La mention la plus récente que l'on y puisse découvrir se rapporte à la mort de Philippe de Hainaut2, la célèbre reine d'Angleterre, qui eut lieu le 15 août 1369. Il est vrai que l'on rencontre cette mention dès les premiers chapitres; d'où il faut conclure que la rédaction ordinaire, pour toute cette partie du premier livre qui s'étend de 1325 à 1373, a été composée après 1369. Les règles de la critique ne permettent pas, d'ailleurs, d'attribuer ce passage à une interpolation, car on le retrouve dans tous les manuscrits de la rédaction ordinaire proprement dite qui offrent un texte complet3. Si ce passage fait défaut dans les manuscrits de la rédaction ordinaire revisée, c'est que, comme nous le verrons plus loin, ces derniers manuscrits présentent pour le commencement du premier livre une narration qui leur est propre4.

      La rédaction d'Amiens, au contraire, ne peut avoir été composée qu'après 1376, puisqu'il est question, presque dès les premiers folios5 des deux manuscrits qui nous l'ont conservée, de la mort du prince de Galles6, le fameux Prince Noir, qui arriva le 8 juillet de cette année. La supposition d'interpolation, outre qu'elle est gratuite, ne serait pas plus admissible ici que dans le cas précédent par la raison que le manuscrit d'Amiens, comme nous le montrerons dans le chapitre II consacré à la seconde rédaction, semble à certains indices avoir été copié servilement sur un exemplaire d'écriture cursive assez illisible et, sinon autographe, au moins original.

Il faut aussi prendre garde que Froissart, mentionné pour la première fois comme curé des Estinnes-au-Mont7 dans un compte du receveur de Binche du 19 septembre 13738, ne prend la qualité de prêtre dans le prologue d'aucun des manuscrits de la rédaction ordinaire9, tandis qu'il a grand soin de faire suivre son nom de ce titre dans les deux manuscrits d'Amiens10 et de Valenciennes: cette circonstance donne lieu de croire que la rédaction ordinaire a été composée avant 1373 et par conséquent entre 1369 et 1373.

      Ces déductions, déjà légitimes par elles-mêmes, n'acquerraient-elles pas un degré d'évidence irrésistible si l'état matériel des manuscrits de la rédaction ordinaire venait les confirmer, en d'autres termes si le texte des exemplaires les plus anciens, les plus authentiques, les meilleurs de cette rédaction s'arrêtait précisément entre 1369 et 1373? Or, cette supposition est la réalité même. Le premier livre se termine entre ces deux dates, comme le § suivant l'exposera plus en détail, dans les manuscrits de notre Bibliothèque impériale cotés 20356, 2655, 2641, 2642, ainsi que dans le manuscrit no 131 de sir Thomas Phillipps, qui représentent incontestablement les cinq plus anciens exemplaires de la rédaction ordinaire que l'on connaisse.

      On est fondé à conclure de cet ensemble de faits que la rédaction ordinaire a précédé celle d'Amiens: aussi, désormais, appellerons-nous l'une première rédaction et l'autre seconde rédaction.

      § 2. De la formation successive des diverses parties de la première rédaction

      Un des caractères distinctifs de la première rédaction, c'est qu'elle n'a pas été pour ainsi dire coulée d'un seul jet; on y distingue aisément des soudures qui marquent comme des temps d'arrêt dans le travail de l'auteur. La composition de cette rédaction paraît avoir traversé trois phases distinctes que nous allons indiquer successivement.

      Première phase. Le point de départ de toute recherche sérieuse sur la formation successive des diverses parties de la première rédaction devra toujours être le passage suivant de Froissart:

      «Si ay tousjours à mon povoir justement enquis et demandé du fait des guerres et des aventures qui en sont avenues, et par especial depuis la grosse bataille de Poitiers où le noble roy Jehan de France fut prins, car devant j'estoie encores jeune de sens et d'aage. Et ce non obstant si emprins je assez hardiement, moy yssu de l'escolle, à dittier et à rimer les guerres dessus dites et porter en Angleterre le livre tout compilé, si comme je le fis. Et le presentay adonc à très haulte et très noble dame, dame Phelippe de Haynault, royne d'Angleterre, qui doulcement et lieement le receut de moy et me fist grant proffit11

      Froissart dit quelque part qu'il était déjà en Angleterre en 136112. Le livre que le jeune chroniqueur présenta à la reine d'Angleterre devait donc contenir le récit des événements arrivés depuis la bataille de Poitiers, c'est-à-dire depuis 1356 jusqu'en 1359 ou 1360. Ce livre n'a pas été retrouvé jusqu'à présent, mais ce n'est pas une raison pour révoquer en doute le témoignage si formel de Froissart. On remarque d'ailleurs, à partir de 1350, une solution de continuité tout à fait frappante, une véritable lacune dans la trame du premier livre: n'est-il pas remarquable que cette solution de continuité finit juste en 1356? Une telle lacune, comblée dans les manuscrits de la première rédaction proprement dite à l'aide d'un insipide fragment, n'indique-t-elle pas que la partie du premier livre qui s'arrête à 1350 et celle qui commence à 1356 étaient, malgré le raccord d'emprunt qui les relie aujourd'hui, primitivement distinctes?

      Le livre que Froissart présenta à la reine d'Angleterre était-il écrit en vers ou en prose? M. Kervyn de Lettenhove13 a soutenu la première opinion, M. Paulin Paris14 a adopté la seconde. La réponse à cette question dépend surtout de la place respective des deux mots rimer et dicter dans une phrase de Froissart citée plus haut: «… Si empris je assés hardiement, moy issu de l'escole, à rimer et ditter15 lez guerres dessus dictes…» Comme la leçon: rimer et dicter est fournie par 19 manuscrits qui appartiennent à 7 familles différentes, tandis que la leçon: dittier et rimer ne se trouve que dans 13 exemplaires répartis entre 3 familles seulement, il semble, en bonne critique, que l'opinion de M. Paulin Paris est plus probable que celle de M. Kervyn de Lettenhove.

      Le livre offert à Philippe de Hainaut en 1361, tel est le point de départ, le germe qui nous représenterait, si nous le possédions, la phase initiale de la composition du premier livre, et, par conséquent, de l'[oe]uvre entière de Froissart; c'est l'humble source qui, se grossissant sans cesse d'une foule d'affluents, est devenue cet immense fleuve des chroniques.

      Seconde phase. On a dit plus haut que le texte du premier livre s'arrête entre 1369 et 1373 dans un certain nombre d'exemplaires de la première rédaction: c'est ce qui constitue la seconde phase de la composition de cette rédaction. Les manuscrits dont il s'agit sont au nombre de cinq: quatre sont conservés à notre Bibliothèque impériale sous les nos 20356, 2655, 2641 et 2642; le cinquième appartient à sir Thomas Phillipps, et il figure sous le no 131 dans le catalogue de la riche collection de cet amateur. Ces manuscrits offrent un ensemble de caractères qui doit les faire considérer comme les exemplaires les plus anciens, les plus authentiques, les meilleurs de la première rédaction: les règles de l'ancienne langue y sont relativement mieux observées, les noms de personne et de lieu moins défigurés que dans les copies plus modernes. Le texte s'arrête à la prise de la Roche-sur-Yon, en 1369, dans le ms. 20356 et à la reddition de la Rochelle, en 1372, dans les mss. 2655, 2641, 2642, ainsi que dans le ms. 131 de sir Thomas Phillipps, à Cheltenham.

On pourrait ajouter à la liste qui précède le tome I d'un manuscrit de notre Bibliothèque impériale, dont il ne reste aujourd'hui que le tome II, coté 5006. Comme


<p>2</p>

Voyez p. 233 de ce volume. Quand on ne trouvera dans les notes que l'indication de la page, cette indication se rapporte toujours au tome I de la présente édition.

<p>3</p>

Ce passage manque dans le célèbre manuscrit de Breslau et dans les manuscrits de la même famille désignés A 23 à 29 dans nos variantes, parce que le texte du premier livre a été abrégé dans ces manuscrits.

<p>4</p>

Les manuscrits de la révision ne deviennent semblables aux autres manuscrits de la rédaction ordinaire qu'à partir du § 11, depuis ces mots: Si singlèrent par mer. Voyez p. 26.

<p>5</p>

Cette mention se trouve au fo 20 du ms. d'Amiens qui se compose de 208 folios et au fo 42 du ms. de Valenciennes qui compte 123 folios.

<p>6</p>

P. 349.

<p>7</p>

Belgique, prov. Hainaut, arr. Thuin, cant. Binche, à 13 kil. de Mons.

<p>8</p>

La cour de Jeanne et de Wenceslas, par M. Pinchart, p. 68.

<p>9</p>

P. 7 et 209 à 211.

<p>10</p>

P. 209.

<p>11</p>

Voyez p. 210 et cf. la note qui se rapporte à ce passage dans le sommaire du prologue de la première rédaction.

<p>12</p>

Chroniques de Froissart publiées par Buchon, éd. du Panthéon, t. III, p. 333, col. 2.

<p>13</p>

Froissart, Étude littéraire sur le quatorzième siècle, par M. Kervyn de Lettenhove, tome Ier, p. 52 et 53. Bruxelles, 1857, 2 vol. in-12.

<p>14</p>

Nouvelles recherches sur la vie de Froissart et sur les dates de la composition de ses Chroniques, par M. P. Paris, p. 14. Paris, 1860.

<p>15</p>

Le texte de cette dernière leçon est emprunté au ms. de notre Bibliothèque impériale coté 2655, fo 1 vo.