Monsieur de Camors — Complet. Feuillet Octave. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Feuillet Octave
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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de vivre, une raison d'agir, une foi. Louis de Camors allait enfin trouver la sienne.

      III

      Son père, dans son testament de mort, ne lui avait pas tout dit. Outre les moyens de parvenir, il lui en laissait la nécessité, car le comte de Camors était ruiné aux trois quarts. Le désordre de sa fortune datait de loin. C'était pour en réparer les brèches qu'il s'était marié; mais cette opération n'avait pas réussi. Un héritage considérable sur lequel il comptait pour sa femme, et qui avait déterminé son choix, était allé ailleurs. Un établissement de bienfaisance en avait profité. Le comte de Camors avait intenté un procès aux légataires devant le conseil d'État; puis il avait consenti à transiger moyennant une rente viagère d'une trentaine de mille francs, qui naturellement s'éteignait avec lui. Il jouissait encore de quelques grasses sinécures que son nom, ses relations de cercle et l'autorité de sa personne lui avaient fournies dans de grandes administrations financières. Ces ressources ne lui survivaient pas davantage. Il n'était que locataire de l'hôtel qu'il occupait, et le nouveau comte de Camors se trouvait réduit finalement à la simple dot de sa mère, qui, pour un homme de son rang et de ses goûts, était un pauvre viatique.

      Son père lui avait, d'ailleurs, laissé entendre plus d'une fois qu'il n'aurait rien de plus à espérer après lui. Le jeune homme s'était donc dès longtemps habitué à cette perspective, et, quand elle se réalisa, il ne fut ni aussi surpris ni aussi frappé qu'il aurait dû l'être de l'imprévoyant égoïsme dont il était victime. Son culte pour son père n'en fut pas altéré, et il n'en lut pas avec moins de respect et de confiance le testament singulier qui figure en tête de ce récit. Les théories morales que ce document lui recommandait n'étaient pas nouvelles pour lui; elles étaient dans l'air, il les avait bien des fois agitées dans son cerveau fiévreux; mais jamais elles ne lui étaient apparues avec la force condensée d'un dogme, avec la netteté précise d'un système pratique, ni surtout avec l'autorité d'une telle voix et d'un tel exemple.

      Un incident vint appuyer puissamment dans son esprit l'impression de ces pages suprêmes. Huit jours après la mort de son père, il était à demi couché sur le divan de son fumoir, le visage sombre comme la nuit et comme les pensées qui l'occupaient lorsqu'un domestique entra et lui remit une carte. Il la prit, et lut: Lescande, architecte. Deux points rouges tachèrent soudain ses joues pâles.

      — Je ne reçois pas, dit-il.

      — C'est ce que j'ai dit, répliqua le domestique; mais ce monsieur insiste si extraordinairement...

      — Si extraordinairement?

      — Oui, monsieur, comme s'il avait à parler à monsieur de choses très sérieuses.

      — Très sérieuses? répéta de nouveau Camors en regardant le valet dans les yeux. — Faites monter.

      Camors se leva et marcha dans la chambre. Un sourire d'une amertume douloureuse plissa ses lèvres, et il murmura:

      — Est-ce qu'il va falloir le tuer maintenant?

      Lescande fut introduit, et son premier geste démentit les appréhensions que ces paroles révélaient. Il se précipita et saisit les deux mains du jeune comte. Camors remarqua pourtant que ses traits étaient décomposés et que ses lèvres tremblaient.

      — Assieds-toi, lui dit-il, et remets-toi.

      — Mon ami, dit Lescande après un moment, je viens te voir bien tard... Je te demande pardon... mais j'ai été moi-même si malheureux!.. Tu vois, je suis en deuil...

      Camors sentit un frisson traverser ses os.

      — En deuil! dit-il, comment?

      — Juliette est morte, dit Lescande.

      Et il cacha ses yeux sous sa large main.

      — Mon Dieu! dit Camors d'une voix sourde.

      Il écouta un moment Lescande qui sanglotait. Il fit un mouvement pour lui prendre la main, et n'osa pas.

      — Est-ce possible! reprit-il.

      — Cela est arrivé si vite, dit Lescande, que cela me paraît un rêve... un rêve affreux... Tu sais, la dernière fois que tu es venu, elle souffrait... je te l'avais dit, je m'en souviens... Elle avait pleuré toute la journée... pauvre enfant! Le lendemain, quand je suis revenu, elle a été prise... Une congestion aux poumons... à la tête aussi... est-ce que je sais? enfin, elle est morte... que veux-tu!.. et si bonne, si aimante jusqu'au dernier instant, mon ami!.. Une demi-heure avant, elle m'a appelé... elle m'a dit: «Oh! je t'aimais tant! je t'aimais tant! je n'aimais que toi... vraiment que toi! Pardonne-moi!.. pardonne-moi!..» Lui pardonner... quoi, mon Dieu? De mourir probablement!.. car jamais elle ne m'avait fait un autre chagrin au monde... avant celui-là! Ô Dieu de bonté!

      — Je t'en prie, mon ami...

      — Oui, oui! j'ai tort, pardon! Tu as aussi tes douleurs, toi... mais on est égoïste, tu sais... Ce n'est pas de cela que je suis venu te parler, mon ami... Dis-moi... je ne sais ce qu'il y a de vrai dans un bruit qui s'est répandu... Tu m'excuseras si je me trompe... Je suis bien loin de songer à t'offenser, tu peux croire, mais enfin on dit que tu restes dans une situation de fortune difficile... Si cela était, mon ami...

      — Cela n'est pas.

      — Enfin, si cela était... je ne vais pas garder ma petite maison là-bas, tu comprends... à quoi bon maintenant?.. Quant à mon fils, il peut attendre, je travaillerai pour lui... Eh bien, ma maison vendue, j'aurai deux cent mille francs, j'en mets la moitié à ta disposition... tu me les rendras, si tu peux.

      — Merci, mon ami, dit Camors... Véritablement je n'ai besoin de rien... Il y a bien ici quelque désordre... mais je reste encore plus riche que toi.

      — Oui, mais avec tes goûts...

      — De grâce!

      — Enfin tu sauras toujours où me trouver... et je compte sur toi, n'est-ce pas?

      — Oui.

      — Adieu, mon ami... Je te fais du mal... je m'en vais... au revoir... Tu me plains, dis?

      — Oui, au revoir.

      Lescande sortit.

      Le jeune comte était demeuré debout, immobile, les yeux fixés dans le vide. De légères convulsions passaient sur ses traits. Cette minute fut décisive dans sa vie. Il y a des moments où le besoin du néant se fait si violemment sentir, qu'on y croit et qu'on s'y jette. En présence de ce malheureux homme si indignement trahi, si brisé, si confiant, Camors, s'il y avait quelque chose de vrai dans la vieille morale spiritualiste, devait se reconnaître coupable d'une action atroce qui le condamnait à un remords presque insoutenable; mais, s'il était vrai que le troupeau humain fût le résultat purement matériel des forces de la nature, produisant au hasard des êtres forts et des êtres faibles, des agneaux et des lions, — il n'avait fait que son métier de lion en égorgeant son camarade. Il se dit, le testament de son père sous les yeux, qu'il en était ainsi, et se calma.

      Plus il réfléchit ce jour-là et les jours qui suivirent, dans la retraite profonde où il s'ensevelit, plus il se persuada que cette doctrine était la vérité même qu'il avait tant cherchée, et que son père lui avait légué la vraie formule de la vie. Son âme épuisée de dégoûts et d'inertie, son âme vide et froide, s'ouvrit avec une sorte de volupté à cette lumière qui la remplit et l'échauffa. Il avait dès ce moment une foi, un principe d'action, un plan d'existence, tout ce qui lui manquait, et il n'avait plus ce qui l'oppressait, ses doutes, ses agitations, ses remords. Cette doctrine, d'ailleurs, était haute ou du moins hautaine: elle satisfaisait son orgueil et justifiait ses mépris. Pour conserver sa propre estime, il lui suffirait de rester fidèle à l'honneur, de ne faire rien de bas, comme le disait son père, et il était bien décidé à ne rien faire en effet qui eût à ses yeux ce caractère. Au surplus, il y avait des