Lettres à Madame Viardot. Turgenev Ivan Sergeevich. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Turgenev Ivan Sergeevich
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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le pire de tous les efforts, avec celui de vouloir être original. Une pensée captive qui se débat, triste spectacle!

      Les imitateurs de Sterne me sont surtout en horreur, – des égoïstes remplis de sensibilité, qui se mijotent, se lèchent et se plaisent, tout en se donnant des airs de simplicité et de bonhomie. (Topffer est un peu dans ce genre.)

      L'expédition de mon ami Herwegh32 a fait un fiasco complet, on a fait un massacre atroce de ces pauvres diables d'ouvriers allemands; le chef en second, Bornstedt, a été tué; pour Herwegh, on le dit de retour à Strasbourg avec sa femme. S'il vient ici, je lui conseillerai de relire le Roi Lear, surtout la scène entre le roi, Edgar et le fou, dans la forêt. Pauvre diable! il aurait dû ne pas commencer l'affaire ou se faire tuer comme l'autre…

      Votre mari revient-il à Paris? M. Bastide se trouve sur la liste des élus.

      Mme Sitchès m'a donné de vos nouvelles. J'espère, Madame, que vous aurez la bonté de m'écrire bientôt.

      A demain…

Lundi 1er mai, 11 h. du soir.

      J'ai profité du beau temps qu'il a fait aujourd'hui pour aller à Ville-d'Avray, petit village au delà de Saint-Cloud. Je crois que j'y louerai une chambre. J'ai passé plus de quatre heures dans les bois – triste, ému, attentif, absorbant et absorbé. L'impression que la nature fait sur l'homme seul est étrange… Il y a dans cette impression un fonds d'amertume fraîche comme dans toutes les odeurs des champs, un peu de mélancolie sereine comme dans les chants des oiseaux. Vous comprenez ce que je veux dire, vous me comprenez bien mieux que je ne me comprends moi-même. Je ne puis voir sans émotion une branche couverte de feuilles jeunes et verdoyantes se dessiner nettement sur le ciel bleu – pourquoi? Oui, pourquoi? Est-ce à raison du contraste entre ce petit brin vivant, qui flotte au gré du moindre souffle, que je puis briser, qui doit mourir, mais qu'une sève généreuse anime et colore, et cette immensité éternelle et vide, ce ciel qui n'est bleu et rayonnant que grâce à la terre? (Car hors de notre atmosphère il fait un froid de 70 degrés et fort peu clair. La lumière se centuple au contact de la terre.) Ah! je ne puis pas souffrir le ciel, – mais la vie, la réalité, ses caprices, ses hasards, ses habitudes, sa beauté fugitive… j'adore tout cela. Je suis attaché à la glèbe, moi. Je préférerais contempler les mouvements précipités de la patte humide d'un canard, qui se gratte le derrière de la tête au bord d'une mare, ou les gouttes d'eau longues et étincelantes tombant lentement du museau d'une vache immobile qui vient de boire dans un étang, où elle est entrée jusqu'au genou – à tout ce que les chérubins (ces illustres faces volantes) peuvent apercevoir dans les cieux…

Mardi 2 mai, 9 h. 1/2 du matin.

      Je me trouvais hier soir dans une disposition d'esprit philosophicopanthéistique. Voyons autre chose aujourd'hui. Je veux parler de vous, ce qui prouve… que j'ai bien plus d'esprit aujourd'hui.

      Vous débutez dans les Huguenots; c'est très bien. Mais il ne faut pas qu'on ne vous fasse faire que des rôles dramatiques. Si vous chantiez la Somnambula?.. C'est le meilleur rôle de Mlle Lind; elle y débute – eh bien, après? Je crois pouvoir répondre d'un grand succès. Vous irez l'entendre après-demain; vous m'écrirez, n'est-ce pas, l'impression qu'elle vous aura faite? Dans tous les cas, ne vous laissez pas enfermer dans la spécialité des rôles dramatiques. Les journaux disent que c'est le 6, samedi, que vous débutez, est-ce vrai? Il y aura quelqu'un ce soir-là à Paris qui sera… je ne dis pas inquiet, mais enfin… qui ne sera pas dans son assiette ordinaire. Quelle drôle d'expression, être dans son assiette, comme un mets! Et qui nous mange? les dieux? et si l'on dit de quelqu'un qu'il est inquiet, qu'il n'est pas dans son assiette ordinaire; cette inquiétude provient peut-être de la possibilité d'être mangé par un autre Dieu que le sien. Je dis des bêtises. Les hommes nous broutent, et Dieu nous mange!!!

      J'ai été avant-hier soir voir Frédérick Lemaître dans Robert Macaire. La pièce est mal faite et ignoble, mais Frédérick est l'acteur le plus puissant que je connaisse. Il en est effrayant. Robert Macaire, c'est encore un Prométhée, mais le plus monstrueux de tous. Quelle insolence, quelle audace effrontée, quel aplomb cynique, quel défi à tout et quel mépris de tout! Le public est parfait de tenue: calme, froid et digne. Ma parole d'honneur, le dernier gamin jouit du talent de Frédérick en artiste, et trouve le rôle dégoûtant. Mais aussi quelle vérité accablante, quelle verve!.. Mais, voyez-vous, le sens moral et le sens du beau sont deux bosses qui n'ont rien à faire l'une avec l'autre. Heureux qui les possède toute deux.

      Il fait un temps magnifique aujourd'hui. Je vais sortir dans une heure pour ne rentrer que fort tard dans la journée. Il faut que je me trouve une petite chambre hors Paris. Ce qui m'a empêché de me décider pour Ville-d'Avray, c'est qu'il faut traverser la Seine (pour y aller) sur un pont de bateaux et à pied, – les mariniers ayant profité de la Révolution de Février pour détruire le pont du chemin de fer – et cela prend beaucoup de temps.

      Je tâcherai de me faufiler dans les tribunes de l'Assemblée nationale le jour de l'ouverture. Si j'y réussis, je vous promets la description la plus fidèle. De votre côté, Madame, quand vous serez bien casée, vous me décrirez votre maison et votre salon. Faites cela, s'il vous plaît, pojalouïsta33.

      Et maintenant, Madame, permettez-moi de vous serrer la main.

      Mille amitiés à Mme Garcia, à votre mari, Mlle Antonia et Louise. Leben Sie wohl.

Ihr ergebener Freund.IV. TOURGUENEFF.

      X

Relation exacte de ce que j'ai vu dans la journée de lundi 15 mai (1848)

      Je sortis de chez moi à midi. – La physionomie des boulevards ne présentait rien d'extraordinaire; cependant, sur la place de la Madeleine se trouvaient déjà deux à trois cents ouvriers avec des bannières.

      La chaleur était étouffante. On parlait avec animation dans les groupes. Bientôt, je vis un vieillard d'une soixantaine d'années grimper sur une chaise, dans l'angle gauche de la place, et prononcer un discours en faveur de la Pologne. Je m'approchai; ce qu'il disait était fort violent et fort plat; cependant, on l'applaudit beaucoup. J'entendis dire près de moi que c'était l'abbé Chatel.

      Quelques instants plus tard, je vis arriver de la place de la Concorde le général Courtois monté sur son cheval blanc (à la La Fayette); il s'avança dans la direction des boulevards en saluant la foule et se prit tout à coup à parler avec véhémence et force gestes; je ne pus entendre ce qu'il dit. Il retourna ensuite par où il était venu.

      Bientôt parut la procession; elle marchait sur seize hommes de front, drapeaux en tête; une trentaine d'officiers de la garde nationale de tous grades escortaient la pétition. Un homme à longue barbe (que je sus plus tard être Huber) s'avançait en cabriolet.

      Je vis la procession se dérouler lentement devant moi (je m'étais placé sur les marches de la Madeleine) et se diriger vers l'Assemblée nationale… Je ne cessai de la suivre du regard. La tête de la colonne s'arrêta un instant devant le pont de la Concorde, puis arriva jusqu'à la grille. De temps à autre, un grand cri s'élevait: Vive la Pologne! cri bien plus lugubre à entendre que celui de: Vive la République! l'o remplaçant l'i.

      Bientôt on put voir des gens en blouse monter précipitamment les marches du palais de l'Assemblée; on dit autour de moi que c'étaient les délégués qu'on faisait introduire. Cependant, je me rappelai, que, peu de jours auparavant, l'Assemblée avait décrété ne pas recevoir les pétitionnaires à la barre, comme le faisait la Convention; et quoique parfaitement édifié sur la faiblesse et l'irrésolution de nos nouveaux législateurs, je trouvai cela un peu extraordinaire.

      Je descendis de mon perchoir et marchai le long de la procession, qui s'était arrêtée jusqu'à la grille de la Chambre. Toute la place de la Concorde était encombrée de monde. J'entendis dire autour de moi que l'Assemblée recevait en ce moment les délégués, et que toute la procession allait défiler


<p>32</p>

Poète et militant politique allemand qui, sous l'influence des idées de la révolution de Février à Paris, se porta, à la tête d'une colonne d'ouvriers armés, et, à l'aide des révolutionnaires de Bade, pénétra dans la ville, mais fut repoussé par les troupes wurtembergeoises.

<p>33</p>

En russe: «Je vous en prie.»