Lettres à Madame Viardot. Turgenev Ivan Sergeevich. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Turgenev Ivan Sergeevich
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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aussi fin d'esprit qu'il est gros de corps; et puis je me couche, et voilà…

      Adieu, Madame… je vous souhaite tout ce qu'il y a de meilleur au monde. Rappelez-moi, s'il vous plaît, au bon souvenir de votre mari; je vais lui écrire un de ces jours; j'espère qu'il se porte à merveille. Je vous serre la main bien cordialement, et je reste pour toujours.

Votre dévouéIV. TOURGUENEFF.

      IV

Paris, 14 décembre 1847.

      Bravo, Madame, bravo, evviva! Je ne puis commencer ma lettre autrement. Encore une grande victoire! Vous avez fait à Dresde et à Hambourg ce que la Diète vient de faire contre le Sonder-Bund: après avoir enfoncé les ailes, vous allez mettre le centre (Berlin) en pleine déroute. Et puis vous irez, comme César, à la conquête de la Grande-Bretagne. (Tudieu! quel ton épique!) Vous nous avez fait aussi beaucoup de plaisir en nous racontant votre voyage de Berlin à Hambourg. En général, ce qu'il y a surtout de charmant dans les lettres que vous écrivez à madame votre mère – ce sont les détails que vous nous donnez… les détails, mais c'est le coloris, la lumière du tableau. – Ne nous envoyez pas de simples dessins ou des grisailles – chacune de vos lettres est relue une dizaine de fois – toujours deux fois de suite à haute voix. (C'est moi qui fais l'office de lecteur). Et puis, après l'avoir dévorée en bloc, on se met à l'éplucher par-ci par-là; l'appétit revient en mangeant, et on recommence. Je ne puis vous cacher que vous faites des fautes d'orthographe en espagnol! mais ce n'est qu'un charme de plus…

      A propos, il y a encore une chose dans vos lettres qui nous rend bien contents: c'est de voir que vous vous portez bien (je crache trois fois20). Aussi – ne fût-ce que par émulation – nous nous portons, tous tant que nous sommes, à merveille… Ce que c'est que l'émulation!

      Je regrette de me voir forcé de vous le dire, Madame, mais cette fois-ci je n'ai absolument aucune nouvelle intéressante à vous communiquer.

      Toute cette semaine, je ne suis presque pas sorti de chez moi; j'ai travaillé à force; jamais les idées ne m'étaient venues si abondamment; elles se présentaient par douzaines. Je me faisais l'effet d'un pauvre diable d'aubergiste de petite ville qui se voit tout à coup assailli par une avalanche de visiteurs; il finit par perdre la tête et ne plus savoir où loger son monde.

      Avant-hier, j'ai lu une des choses que je venais de terminer à deux amis russes; ces messieurs ont ri à se tordre… Ça me faisait un effet extrêmement étrange et fort agréable… Décidément je ne me savais pas si drôle que ça – et puis il ne suffit pas de terminer une chose, il faut la copier (voilà une corvée!) et l'expédier. Aussi les éditeurs de ma Revue vont-ils ouvrir de grands yeux en recevant coup sur coup des gros paquets de lettres! J'espère qu'ils en seront contents. Je prie très humblement mon bon ange (tout le monde en a un, à ce qu'on dit) de continuer à m'être favorable – et je vais continuer de mon côté à abattre de la besogne. C'est une excellente chose que le travail.

      Écoutez, Madame: si après la réception de cette lettre, vous avez encore à chanter le Barbier, intercalez-y l'air de Balfe… je veux qu'on me pende si le public ne casse pas les banquettes. Je connais les Hambourgeois (Ich kenne meine Pappenheimer), il leur faut quelque chose d'épicé.

      Depuis deux ou trois jours, nous avons ici un temps superbe. Je fais de grandes promenades avant dîner aux Tuileries. J'y regarde jouer une foule d'enfants, tous charmants comme des Amours et si coquettement habillés! Leurs caresses gravement enfantines, leurs petites joues roses mordillées par les premiers froids de l'hiver, l'air placide et bon des bonnes, le beau soleil rouge à travers les grands marronniers, les statues, les eaux dormantes, la majestueuse couleur gris sombre des Tuileries, tout cela me plaît infiniment, me repose et me rafraîchit après une matinée de travail. J'y rêve – non pas vaguement, à l'allemande, à ce que je fais, à ce que je vais faire… Je ne manque jamais (c'est-à-dire les trois ou quatre fois que j'y ai été) d'aller faire ma visite au lion de Barye, qui se trouve à l'entrée des Tuileries, du côté de la rivière – mon groupe favori. Le soir, je vais chez «bonne maman»; nous y avons passé, il y a quelques jours, cinq ou six heures avec Manuel21 à faire mille extravagances. Cela nous a fait penser à Courtavenel, à Mascarille, à Jodelet, etc., etc. Vous n'êtes pas la seule qui y pensiez, Madame… Vous souvenez-vous du jour où nous regardions le ciel si pur à travers les feuilles dorées des trembles?.. Ah! mais, je n'en finirais pas si je me mettais sur ce chapitre.

      Mon Dieu, que c'est donc beau, l'automne!.. pas quand il fait sale et crotté (vos «pflia pflia» sont parfaits de vérité), mais quand le ciel est bien transparent, bien pacifique. Il y a du Louis XIV vieillard dans un beau jour d'automne… Vous allez vous moquer de ma comparaison. Eh bien, tant mieux! Riez même, riez aux éclats à montrer toutes vos dents. Vous savez ce que vous disait votre vieux monsieur de Mecklembourg sur la route de Berlin à Hambourg!

      J'ai promis à madame votre mère de lui porter ma lettre… il faut lui laisser de la place. J'aurais dû y penser d'avance et resserrer davantage mes lignes. C'est pour le coup que vous aurez le droit de me nommer bavard.

      Je vais écrire, l'un de ces jours, une lettre à votre mari. Le deuxième volume de Michelet est un chef-d'œuvre. Louis Blanc se couvre de ridicule par sa querelle avec Eugène Pelletan.

      Je salue bien amicalement le grand chasseur. Que Dieu vous conserve tous! Je vous souhaite tout le bonheur imaginable; je vous serre fortement la main, je vous refélicite et je reste:

Votre ami dévoué,IV. TOURGUENEFF.

      P. – S.– N'ayant pas trouvé madame votre mère à la maison, je ferme cette lettre de peur de retard. J'écris cela dans la boutique d'un épicier, et je vais cacheter ma lettre avec sa cire et le sceau de ses armes.

      V

19 décembre 1847.

      Madame,

      Madame votre mère (qui se porte bien, ainsi que nous tous) m'a raconté votre dernière lettre de Hambourg. Ah! Madame! Madame! ne vous fiez pas à une belle journée de décembre, c'est bien traître, il fait humide «le long de la rivière». J'espère que votre mal de gorge se sera dissipé bien vite et que les Huguenots ont eu le même succès que le Barbier. Du reste, je ne crois pas que vous vous amusiez beaucoup à Hambourg. On n'y voit que des «marchants», toujours parlant de chemins de fer, actions, emprunts et autres choses fort productives et fort stupides. Je suis sûr qu'au fond de votre âme vous devez ressentir un secret dépit de devoir amuser de pareilles gens, car vous ne faites que les amuser. Ils ne sont pas capables de sentir autre chose en vous écoutant; ils réservent tout leur sérieux pour la hausse et la baisse. Cependant ils vous applaudissent, ils crient, ils battent des mains. Ils font leur devoir – et on ne les en remercie pas…

      Ce que vous nous dites de l'effet qu'a produit sur vous le Joseph de Méhul me fait bien vivement regretter qu'on ne puisse l'entendre ici; dans ce grand diable de Paris, on ne donne que de grands diables d'opéras, comme Jérusalem

      Au moment où je vous écris ces lignes, une bande de musiciens ambulants se met à chanter le Mourir pour la patrie, de Gossec… Dieu, que c'est beau! j'en ai les larmes aux yeux. Ah ça, mais décidément les vieux musiciens valaient mieux que ceux d'à présent. Quelle énergie sérieuse! quelle conviction! quelle simplicité grandiose! Chanté en 93 par des centaines de voix, cet hymne a dû faire battre bien des cœurs.

      En général, depuis quelque temps, je me détourne de plus en plus du temps présent; il est vrai qu'il offre peu d'attraits! Je me jette à corps perdu dans le passé. Je lis maintenant Calderon avec acharnement (en espagnol, comme de raison); c'est le plus grand poète dramatique catholique qu'il y ait eu, comme Shakespeare, le plus humain, le plus antichrétien. Sa Devocion de la Cruz est un chef-d'œuvre. Cette foi immuable, triomphante, sans l'ombre d'un doute ou même d'une réflexion, vous écrase à force de grandeur et de majesté, malgré tout ce que cette doctrine a de répulsif et d'atroce. Ce néant de tout ce qui constitue


<p>20</p>

Allusion aux superstitions populaires russes qui veulent qu'on crache lorsqu'on constate la bonne santé d'une personne.

<p>21</p>

M. Garcia, le frère de Mme Viardot, artiste renommé, comme toute la famille Garcia, inventeur du laryngoscope.